Hachoir

Publié le 26.09.2014

Un récit de vacance

Cher journal,

Vers six heures du matin, je me résolvais à conclure les négociations avec la fatigue en lui cédant une nuit blanche. Je me décidais à sortir me promener, un docteur m’ayant un jour persuadé que les rayons de soleil matinaux sont les meilleurs horlogers du métabolisme – compte tenu de mon état le reste de cette journée, on peut raisonnablement considérer ce conseil de la médecine contemporaine comme une farce supplémentaire.

Je m’arrêtais devant un monument aux morts, au centre d’un petit jardin municipal. Un plaisantin avait écrit à la craie en-dessous : « Et zut aux survivants », blague d’un goût douteux et d’une banalité certaine. Le camion d’un boulanger vint s’arrêter tout près de moi. Deux grands adolescents en sortirent, et, pointant l’inscription du doigt, me demandèrent d’un air sévère si j’en étais l’auteur. Au lieu de protester de mon innocence, je pris bêtement la décision de m’enfuir.

De retour à l’hôtel, on m’invita pratiquement de force dans la salle où était servi le petit déjeuner. Celui-ci se composait uniquement de viande cru. Il fallait tourner soi-même la manivelle d’un de ces hachoirs qui décompose la viande en cheveux. Une fois son assiette remplie, la patronne de l’hôtel venait en personne vous servir un œuf au plat, qu’elle faisait tomber de la poêle avec les précautions d’une couturière. Je demandai du café, on m’apporta une espèce d’alcool de pêche. Une heure plus tard, je ressortis de l’hôtel dans un état épouvantable, pour me précipiter dans un bus dont les brusques tournants devaient achever le peu d’estomac qui me restait.

Nous traversâmes une forêt, un désert, une montagne. Mon voisin m’observait du coin de l’œil en lisant son journal. Je me demandais s’il s’agissait d’un de ces fameux agents des services secrets dont le bagagiste de l’hôtel m’avait parlé. Mais je n’osais pas lui jeter même un coup d’œil en coin. Regardant par la fenêtre le paysage qui semblait ne jamais vouloir arrêter de changer, j’essayais d’imaginer qui, dans quelque administration, pouvait s’intéresser de près ou de loin à mon itinéraire et aux raisons de ma présence.

Le prétexte de mon voyage était de rendre visite à une vague connaissance expatriée. En vérité, je n’avais pas particulièrement envie de le revoir, mais il habitait une ville dont tous les anciens touristes m’avaient vanté les charmes et qui servait de cadre à plusieurs de mes romans préférés. Mais ayant travaillé pour plusieurs services de renseignements à travers les siècles, y compris dans quelques années récentes, je ne pouvais exclure qu’un bon officier du contre-espionnage, par hasard ou par méthode, ait reconnu mon nom sur ma demande de visa. A la réflexion, cela me paraissait tout de même très improbable et c’était me donnait plus d’importance que je n’en méritais. Mes différentes carrières d’espion n’ont jamais été très glorieuses. Je parvins à éloigner ces angoisses absurdes au moment où, enfin, les maisons les plus neuves des faubourgs de la capitale apparaissaient à la fenêtre.

En descendant du bus, cependant, mon voisin me donna un coup de coude et, montrant le commissariat qui se trouvait devant nous, me fit comprendre qu’il voulait que je m’y rende en sa compagnie. Le mieux était encore de le suivre et de protester de mon innocence. Alors que nous nous trouvions dans l’entrée du poste de police, il fut pris d’un violent hoquet, et brutalement, se mit à vomir. Je détournais les yeux, aussi bien par pudeur que par prophylaxie – mon estomac étant lui-même encore aux prises avec le déjeuner et le voyage. S’essuyant la bouche avec un mouchoir, il s’excusa brièvement : « Je suis toujours très nerveux avant les interrogatoires. » Je m’efforçais de lui faire mon sourire le plus bienveillant.

Nous fûmes installés dans une toute pièce d’interrogatoire, où on trouvait à peine la place pour deux chaises et une très petite table. Il entreprit d’éclaircir la situation. « Cher Monsieur R., vous vous demandez sans doute pour quelle raison nous vous avons convoqué ici, car je ne doute pas une seconde de votre innocence. Malheureusement, la sûreté de l’Etat a des exigences exceptionnelles. La police municipale a bien voulu me prêter ces locaux, mais, vous vous en doutez, je ne suis pas exactement policier. Voici le problème, en quelques mots. Voici deux mois de cela, nous sommes tombés par hasard sur un document indiquant qu’une cabale internationale cherche, pour des motifs qui reste encore incertains, à assassiner notre chef d’Etat. Ce petit entretien va essentiellement viser à prouver que vous n’avez rien à voir avec la conspiration. M’autoriseriez-vous à vous poser les questions les plus indiscrètes pendant une heure ou deux ? ». Je donnai mon autorisation. Au fur et à mesure de l’interrogatoire, il reprit peu à peu des couleurs. Enfin, après trois heures, il reposa son stylo et, me claquant le dos, me félicita. « Tout est en ordre, monsieur R. ! Félicitations ! Cette formalité accomplie, je vous souhaite un excellent séjour dans notre pays. Vous verrez, notre réputation d’hospitalité n’est pas usurpée. » Nous échangeâmes nos cartes de visites.

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