Cuisines

Publié le 25.06.2015

Cher journal,

Je me retrouvais libre de toutes entraves ce midi et décidais d’aller déjeuner tout seul, l’esprit léger. J’entrais, la tête occupée à d’autres choses, dans un restaurant choisi au hasard et, sans regarder autour de moi, je m’assis à la première table disponible que je trouvais. Je venais de recevoir ma commande lorsqu’un homme vint s’asseoir à la chaise installée en face de la mienne. Je levais les yeux brièvement, découvrant un visage gonflé comme la poche d’une cornemuse. “Qu’est-ce que vous mangez de bon ?”, me demanda-t-il en grondant un peu. Question à laquelle il s’empressa de répondre lui-même après avoir scruté le contenu de mon assiette. “Ah vous avez raison, elles sont excellentes.” Se penchant légèrement vers moi, et, comme s’il me faisait une confidence, il ajouta : “Voyez-vous, je suis le propriétaire de cet établissement.” Je prétextais de ma bouche pleine pour ne pas répondre.

Après avoir fait bourdonné ses lèvres un instant, il déplia un journal sorti de l’intérieur de son manteau. Mais il avait à peine eu le temps d’examiner le début d’un gros titre que, froissant le papier pour laisser à nouveau apparaître son étrange faciès, il décida de reprendre son monologue. “Vous savez, vous avez bien de la chance. J’aurais beaucoup aimé être le client de mon restaurant.” J’agitais la tête d’un air conciliant. “Quand j’étais jeune, je sortais beaucoup. Je ne faisais pas la cuisine, j’avais horreur de ça. Alors, naturellement, je déjeunais très souvent au restaurant. Mais il n’y avait pas de restaurants comme le mien.” En tapotant un gros doigt sur la table, il ajouta l’air entendu : “C’est une politique, vous comprenez”. Comme l’impolitesse de mon silence commençait à me gêner, je proposais en guise de modeste relance une question des plus simples : “Politique ?”

“Mais oui, politique, parfaitement. Chacun est ici comme chez soi, ce n’est pas la cantine.” Et, ayant dit cela, tandis qu’il chiffonait définitivement son journal en le remettant dans sa poche, il s’empara d’une fourchette qui traînait sur la table voisine, et piocha dans l’accompagnement de mon plat. La bouche encore pleine d’une pomme de terre, il acheva : “Non, vraiment, c’est important que je le dise, je suis très content de ce que j’ai construit ici.” Je ne pus malheureusement pas profiter du long silence qui suivit. Les bajoues arrondies de l’homme me donnaient l’impression qu’il n’avait pas encore vidé tout son sac, et qu’il avait bien des choses à me dire, mais qu’il attendait de moi que j’ai l’élégance de l’y inviter. Malheureusement, je ne savais pas comment faire rebondir cette conversation. Finalement, après m’être essuyé avec ma serviette, je m’aventurais : “Alors comme ça, vous n’aimez pas faire la cuisine ?”

Il ne me donna pas tout de suite de réponse. D’abord, il fit un petit geste poussant sa tête en arrière; puis, il écarquilla un instant les yeux; enfin, il commença, sur le coin de sa bouche, un petit sourire amusé, qu’il finit par interrompre en me fournissant enfin sa réplique : “Vous savez, au fond, nous sommes tous un peu cuisiniers dans l’âme. Simplement, certains aiment ça, d’autres non. C’est la vie.” Et, prenant mon assiette et allant la poser sur le comptoir, il ajouta : “C’est à prendre ou à laisser”.

Entrée suivante Entrée précédente