Plan

Publié le 03.07.2015

Cher journal,

Je me suis levé ce matin d’humeur programmatique, comme souvent les jours chômés. Cela amuse généralement Right Hon., voire l’agace un peu. Elle soupçonne peut être, non sans arguments, que ma volonté de planifier révèle mes mauvais côtés vélléitaires, que je me réfugie dans la planification pour ne pas avoir à mettre en oeuvre, immédiatement, les nombreuses actions qu’il faudrait accomplir dès à présent. Mais surtout, je crois, elle n’aime pas quand je me tourne vers elle, et, avec le sourire maladroit de celui qui va prononcer une phase fatidique dont il sait que son destinataire ne l’aime guère, lui demande : “Alors, quel est ton programme ?”. Je dois avoir l’air d’un spectateur assis dans le fauteuil rouge du théâtre, et qui n’a plus rien à faire qu’à s’installer confortablement, sinon gigoter pour voir à travers les têtes qui lui bouchent parfois la vue sur la scène. Peut-être devrais-je lui dire le mien directement.

Mais enfin, aujourd’hui, mon plan d’action te concerne au premier titre. J’avais à peine fini, hier, de te tenir au courant de ma soirée en terrasse, que je regrettais ce récit. Cela fait deux fois successives que je te parle, au fond, d’occasions irritantes pour moi. J’ai fait la promesse en avril dernier de moins t’embarrasser de mes souvenirs, et je m’y suis tenu. Mais, si je te tiens de la façon habituelle et coutûmière, un peu tous les jours, cela sera encore pire, car de la vie immédiate et quotidienne, il me faut souvent beaucoup de temps pour en extraire quelque chose d’autre qu’un catalogue d’agacement, de propos hâtifs ou de condamnations sévères. Mes souvenirs, ou du moins je l’espère, sont souvent plus réfléchis, ont eut d’innombrables soleils pour les mûrir - certes, au risque d’avoir dépassé l’étape de la décomposition. Bref, je me retrouve à devoir mener un exercice d’équilibre, de gymnastique même; je dois te faire pencher à la fois vers le passé et vers le présent. Et de la même manière, je devrais penser d’une façon plus équilibrée. De toute façon, plus je réfléchis à la position dans laquelle je dois te tenir, plus moi-même, je finis par épouser cette forme idéale. Un peu d’exercice nous fera donc, à tous les deux, le plus grand bien.

Dans le passé je peux trouver par moment quelque chose de revigorant; et même lorsque j’ai une expérience très heureuse, mon plaisir est multiplié à l’idée que j’en garderais le souvenir. On dit parfois aux obsédés photographiques qu’ils passent à côté de quelque chose, que le temps qu’ils consacrent à vouloir immortaliser une vue ou une rencontre les empêche d’en jouir pleinement. Moi-même j’ai commis cette banalité, car de temps à autre Right Hon. décide soudainement qu’il faut à tout prix prendre une photographie. Mais à vrai dire, je fais exactement la même chose qu’eux; et parfois, je me concentre longuement, comme si je pouvais parsemer mon esprit de chlorure d’argent, et immobiliser dans un recoin de mon cerveau le moment présent. Mais en réalité, le plaisir principal de ces instantanés intérieurs vient de ce que nous les prenons malgré nous, de façon totalement inconsciente, et que tout d’un coup, comme nous remettons de l’ordre dans nos pensées, nous les redécouvrons, posés là au beau milieu de tout autre chose, sans madeleine, sans raison précise, sans jeu d’association d’idées, mais véritablement au hasard.

Je te faisais cette promesse de ne plus trop vivre au passé comme me revenaient les mauvais souvenirs, ceux que nous voudrions oublier et qui s’imposent à nous; mais voici à présent que je songe plutôt aux moments où la mémoire est pilotée par une force arbitraire et aléatoire. Mon programme est donc, si paradoxal que cela puisse paraître à première vue, de laisser cette puissance décider; si un souvenir me vient, de te le raconter; de ne pas oublier pour autant le présent, mais en la matière de ne pas trop t’employer comme exutoire. Décidément, cela paraît beaucoup de promesses quand le pacte initial était si simple; j’insiste sur le fait que tout ceci ne forme qu’un plan, que je vais m’efforcer de mettre en oeuvre, mais je n’ose trop me prononcer sur ses résultats.

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