Terroriste

Publié le 01.09.2015

Cher journal,

Tout au fond de la librairie, il s’apprêtait à mettre le point final à la bombe maladroitement dissimulée sous son manteau vert lorsque je l’interrompais, au dernier moment, et lui demandais sans trop y croire, et à vrai dire pour des motifs on ne peut plus égoïstes car ma requête se motivait d’abord par mon désir de sauver ma vie et une boutique qui fournissait plusieurs ouvrages de ma prédilection, de se rappeler à des sentiments confraternels envers ses prochains et de ne pas faire exploser le médiocre paquet clignotant aperçu quelques minutes plus tôt, le temps que mon courage fasse le tour de mes nerfs et me décide à l’action. Surpris de ma demande et charmé par mes manières, il renonça et exiga ma carte de visite.

Ce fut ma première amitié avec un terroriste. Il mélangeait au physique l’enfant sauvage et l’aristocrate de cour, un visage singulièrement fin, sous une paire de lunette toute d’élégance et des cheveux blonds acquis d’occasion. Ses mobiles et sa cause m’échappaient et je ne voudrais pas, en tentant de les exposer, risquer de les dénaturer et fournir malgré moi des pièces au dossier qui, tôt ou tard, se constitura contre lui. Comme un certain nombre de ses collègues, il travaillait à un manifeste, mais dans une veine parodique et dont l’humour et les belles tournures me plaisaient beaucoup; à l’inverse, lorsqu’il s’adressait à moi d’une quelconque façon il recourait à un argot sophistiqué. Nous nous liâmes très vite d’amitié, quand on aurait pourtant pu tracer entre nous une ligne de partage des eaux. Mais, l’un comme l’autre curieux, nous nous intéressions sans doute beaucoup à ce qui se passait de l’autre côté, dans le pays voisin, et nous nous improvisâmes plénipotentiaires l’un auprès de l’autre. Pour ma part, si on devait compter en la matière, j’estime qu’il m’apporta bien plus qu’il ne reçut de ma personne.

Il s’amusait beaucoup de mon conservatisme, qu’il prenait sans doute pour de la pose; pourtant de temps à autre une formule le choquait et il me demandait de préciser si j’employais tel ou tel mot dans une intention ironique. Lui-même se préoccupait essentiellement de questions d’esthétiques, qu’il ne séparait jamais tout à fait de la politique; mais ses sensibilités en la matière se contredisaient parfois. En somme, en bon dandy, il se retrouvait au centre d’un jeu d’aimants, partagé entre le goût des beautés anciennes et la volonté acharnée d’en produire de nouvelles. Comme il estimait que mon classicisme intransigeant méritait quelques épreuves, il inventa la ruse de m’inviter à voir ce qui se faisait de plus faux et de plus officiel à la fois dans le genre ultramoderne en me disant que cela m’amuserait et que nous pourrions pour une fois communier dans la condamnation. Je ne peux lever aucune résistance contre les magnétismes qui le déchirait et je me précipitais avec plaisir sur sa proposition. Je dois insister, parce que je suis tout de même d’un naturel un peu mélancolique que je trouve ridicule et que je tente de combattre, combien cet homme, à cette occasion, me parut si remarquablement joyeux, quel antidote il représenta pour moi. Cet illuminé fut ma lumière.

Dès nos premiers pas dans la galerie qu’il avait choisi, il s’enthousiasma en voyant un nom qui m’était alors complètement inconnu. Et, avec grâce, sans me faire apparaître mes lacunes énormes, me le présenta rapidement - je suis complètement dénué de ce genre de délicatesse, moi qui trop heureux de sauter sur une des rares occasions où je peux être plus érudit que Right Hon.; comme elle me disait l’autre jour que tout le monde lui évoquait ce nom, je lui répondis, mais enfin !, comment !, tu ne connais pas H. !, mais comment peut-on ne peut le connaître !

Pour un ignorant de mon espèce, au demeurant tout à fait dénué de goût en matière de peinture, et particulièrement pour la création la plus récente, rien de plus fascinant que la capacité mystérieuse qu’il détenait à pouvoir reconnaître, sur n’importe quelle oeuvre des dix dernières années, ce qui méritait un coup d’oeil ou ce qui justifiait son dégoût. Nous passâmes un moment devant une salle remplis de tableaux contemporains. Il écarquilla les yeux en les apercevant de loin et sans même autoriser que nous pénétrions dans la pièce m’indiqua que lui-même, le plus tolérant de nous deux, ne saurait tolérer de telles horreurs. Nous vîmes donc les différentes expositions, et je le suivais comme quand on accompagne un connaisseur chez un vendeur d’antiquité, et qu’il arrive à reconnaître les babioles sans valeurs, les faux, et les objets les plus rares. Puis, comme à mon tour, je m’énervais devant un montage qui tenait à l’évidence de l’escroquerie, il riait comme s’il m’avait fait une farce.

Il eût peu de temps après un grand chagrin. Je me proposais comme diversion, il m’invita chez lui manger du jambon sec mais fraichement ramené d’Italie. Toute sa gaieté naturelle semblait s’être dissipée; ne parvenant à rien, je suggérais l’alcool comme remède éprouvé à toute forme de dépression. En chemin vers un café qu’il appréciait particulièrement, nous croisâmes un couple de sa connaissance. De toutes les circonstances déplaisantes de la vie sociale, peu rivalisent avec le fait de se retrouver dans une conversation où on est le seul étranger. Je fis de mon mieux pour suivre des échanges hautement cabalistiques à mes oreilles, pour ne pas avoir l’air surpris ni connaisseur devant les allusions à tel ou tel des apaches de leurs plaines familières. Enfin, le couple prit congé, tous deux les mains sur leurs hanches et mon ami, si délicieux avec eux quelques instants auparavant, me murmura alors: “Je ne peux pas supporter ces gens”. Mettre à nu ainsi son hypocrisie, cette marque de confiance de sa part me plut immensément et me terrifia par la responsabilité qu’elle entraînait. Aucun verre, aucune de mes tentatives de le réjouir, aucun plan pour rectifier le tir de son malheureux destin, ne me permit de lui rendre sa gentillesse et de régler le solde de sa peine.

Quelques jours plus tard, il mit fin à sa carrière, et se promit de revêtir l’habit de je ne sais quel ordre religieux. Des mois après, à un moment où je me trouvais malheureusement dépourvu de loisirs, il me fit parvenir une nouvelle invitation que je dus décliner. Je reste depuis sans nouvelle et sans oser en prendre ou en donner. Sans avoir rien fait contre lui, me vient sans cesse l’impression que je l’ai trahi - et que je n’aurais jamais pu que le trahir.

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