Réformes

Publié le 08.09.2015

Cher journal,

Autour du lit du ministre nous nous tenions tous les trois. Chose rare, je restais silencieux; mes deux camarades, eux, murmuraient. Parfois, le ministre poussait un râle, non seulement à cause de la maladie, mais aussi je le crains par faute de notre présence. Un homme qui se lance dans la politique renonce d’ordinaire à toute forme sincère d’amitié - non que le monde politique soit le bassin aux murènes qu’on décrit d’ordinaire; au contraire même, les rivaux y font encore ce qui s’approche le plus d’un ami. La raison tient à ce que pour celui qui s’approche du pouvoir, ses amis se transforment le plus souvent en conseillers improvisés et ne lui parlent plus que de ses responsabilités. Ainsi, mes deux comparses n’avaient eu de cesse de se déchirer le mourant sur une foule de questions. Tu pourrais croire, cher journal, que pour ma part, connaissant ce péril puisque je viens de l’exposer, je m’efforçais de rester fidèle au ministre. Mais la tentation est toujours trop forte; et au fil du temps, moi-même, je devins l’un de ces insupportables satellites qui donnent leur avis sur tout aux astres puissants, dans l’espoir vain de les faire dévier de leur course.

Le docteur passa, et, miracle professionnel, cela tira l’agonisant de sa torpeur. Il se releva sur le dossier de son lit et, employant une technique qu’il aimait beaucoup, le somma de s’exprimer le premier, seulement par son regard. Le docteur, partagé entre ses principes qui lui interdisaient de faire des promesses, et le désir sincère de ne pas accabler son malade en prononçant sa condamnation, zigzaga de la main, et après un coup d’oeil rapide, dit d’un air doucereux : “Tout est encore possible, votre altesse.” Le duc parut s’en satisfaire et le congédia.

Ceux qui vous donnent des conseils sur votre métier, vont-ils se gêner pour en donner sur votre santé ? Immédiatement, l’entourage se lança dans une exégèse des paroles du médecin. Le premier recommandait de ne pas perdre espoir, mais soulignait que de grands changements s’imposaient. “Il en va de votre personne comme du royaume; aucun n’est moribond, la Providence destine aux deux des choses immenses; mais il faut faciliter son oeuvre, et entreprendre de grandes réformes.” Le second haussa les épaules. “Allons donc. Ce médecin n’ose pas dire la vérité. Votre altesse doit se préparer et songer, non seulement à son salut, mais aussi à son remplacement. Le moment est venu de répondre enfin aux questions qui se posent dans l’antichambre, et d’indiquer qui est le mieux à même de vous succéder.” Le ministre écoutait, souriant légèrement, feignant la bonhomie. Puis comme je ne parlais toujours pas, il agita le bras dans ma direction. “Et vous mon ami”, et en disant ce mot il faisait tressaillir les deux autres, “vous n’avez donc rien à me dire ?”.

A vrai dire, je réfléchissais à l’espoir exprimé par le premier courtisan. Moi-même, à cette époque, je me plaçais dans tous les sens, du côté de la réforme. Mais les affaires du royaume ne m’intéressant pas particulièrement, je me souciais surtout de parvenir à me réformer moi-même. Des rêves, des présages, des conseils, des lectures, tout m’indiquait que je devais revoir l’essentiel de ma conduite, de mon mode de vie et de mes pensées. Mais, comme le ministre qui ne nous répondait jamais, je laissais conseiller tout autour de moi, je prenais bonne note, sans rien faire d’autre. Je ne me sentais donc guère en mesure de fournir le moindre conseil au Duc, surtout dans la mesure où, depuis qu’il se trouvait aux affaires, je l’avais au fond harcelé comme tous les autres. L’étiquette commandant une réponse, je l’informais que, ne sachant déjà comment me gouverner moi-même, je me trouvais bien en peine de lui recommander une quelconque conduite. Il ricana et en regardant par une fenêtre, soupira : “Je suis bien malheureux; vous avez bien changé quand je suis devenu ministre; je deviens malade, et c’est vous qui empirez.” Quelques semaines plus tard, la santé lui revint, accompagnée d’une énergie féroce dont il fît grand usage, en mal comme en bien. Il me reçut dans son bureau, m’interrogea longuement sur mon état mental et ma fortune du moment. J’avais tout fricassé et me trouvait le plus pauvre des courtisans. Il me donna quelques biens dans un pays lointain, et m’invita à franchir la frontière sans revenir - poussant la délicatesse ou la précaution jusqu’à me fournir une escorte. “Vous aurez bien le temps de réfléchir à toutes ces questions qui vous travaillent, là bas.” Je le quittais et m’estimais heureux: de tout ceux qui l’avaient veillé pendant sa maladie, j’étais encore celui qui s’en sortait le mieux.

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