Réveil

Publié le 30.12.2015

Cher journal,

La peine ne me frappe pas toujours instantanément. Au lever, ce matin, je fus pris d’un accès mélancolique que je ne comprenais pas. Je cherchais à me remémorer mes rêves de la nuit pour y trouver une explication; puis, en voyant ma pénible tête dans le miroir, je compris que je ne souffrais d’aucune nostalgie mais bien d’une de ces crises de tristesse qu’on attrape comme un rhume et qui ne guérissent qu’avec le temps. Mais en réorganisant mes pensées je parvins à trouver la cause probable de mon mal - à défaut de pouvoir le soigner.

Deux semaines auparavant au cours d’une de ces grandes conversations sur la marche du monde qui ne peuvent je suppose que paraître ridicule si on les rapporte telles quelles, Rt Hon. répondit à mes prédictions plutôt négatives et souligna que rien ne me ressemblait plus que ces jugements pessimistes. Pour le dire plus vite, elle me dit que j’imaginais toujours le pire. Remarque que je méritais - si je cède au désir d’être impartial - puisque encore d’autres semaines avant, au cours d’une dispute, je lui reprochais quant à elle de ne jamais l’envisager. Mais je dois un peu éclaircir tout ce que je dis là, tableau confus auquel manque son cadre.

Il y a quelques années, je nourrissais un pessimisme qui aujourd’hui me répugne et qui m’inspire la plus grande honte, d’autant qu’il me paraît d’une banalité effroyable. Mais ce sentiment d’une tare bien partagée peut venir d’un biais fort naturel: pour se débarrasser d’un défaut, il faut en devenir une espèce de spécialiste et entraîner son oeil à le reconnaître. Ainsi, on peut croire jeter un regard clinique sur soi-même, et reconnaître dans telle ou telle action, telle ou telle pensée, quelque chose qui n’appartient pas nous même, mais n’est qu’une émanation de ce trait que nous voulons éliminer; cette opération permet de séparer le défaut de nous-même, comme lorsque, face à une équation, on tente de déplacer un morceau de l’expression de l’autre côté du signe d’égalité, soustrayant là ce qui était avant une peu commode addition. A force, nous finissons par voir ce vice partout, et plus particulièrement chez les autres - de cela vient que, bien souvent, et comme chacun en aura fait l’observation, les gens qui souffrent d’un défaut en font particulièrement le reproche aux autres. On aurait tort de leur reprocher leur hypocrisie; il ne faut blâmer que leur incapacité à aller plus loin que l’étape du diagnostic.

Rt. Hon. voient chez les pessimistes des poseurs - mais, je m’empresse de le dire, cela ne vient pas d’un optimisme béat de sa part, ni du joyeux volontarisme qui régit certaines consciences contemporaines. Elle se moquait de moi l’autre jour quand je parlais de ma “vision tragique de l’existence”, propos qui méritait sa raillerie ne serait-ce que par sa grandiloquence. Enfin. Vers le mois d’avril, j’ai affirmé dans tes pages croire que chaque nouvelle année me rend plus optimiste. Du reste, il me semble que si Rt Hon. se moquait souvent de mon caractère de Cassandre, cela faisait longtemps qu’elle ne le faisait plus - ou, plutôt, que moi, je ne méritais plus ce juste commentaire.

Puisque que l’autre jour elle observa - sans le penser en ces termes - que je rechutais dans un défaut que je croyais éliminé, je dois en déduire que je ne suis pas encore l’optimiste que je désire être (en l’écrivant, ce encore qui m’est venu naturellement m’amuse et me montre qu’il ne faut désespérer de rien). Malheureusement, il ne suffit pas de chercher à voir le bon côté des choses; tu dois avoir saisi, d’après mes propos, que la pensée magique m’exaspère. Lorsque j’essaie de combattre ma tendance sinistre, je passe souvent pour un niais - ou pire, un de ces individus qui minimisent le moindre obstacle, et croient que l’huile de coude, surtout lorsqu’il s’agit du coude des autres, suffit à déplacer les montagnes. On pourrait croire que je suis partagé entre deux défauts, mais en somme, je crois qu’il s’agit du même; dans les deux cas, je souffre de mon espérance, de souhaiter un désastre pour que l’espoir soit le seul recours possible, ou au contraire, de penser que l’espoir accomplit tout à lui seul.

Voici quelques jours - décidément, que de mémoire récente aujourd’hui ! - je lisais, dans le journal d’un autre car je suis très indiscret et je lis ce genre de choses, quelques entrées où l’auteur avouait, avec une franchise dont je me sentirais incapable, l’étendue de son découragement. Cela m’a un peu ému, mais surtout réconforté - mais cette variante de la schadenfreude est encore le pire de tout. Si je tombe si bas que le malheur d’autrui me soulage ou me laisse croire que chacun peut finir par vaincre le sien, il me faut à tout prix trouver la formule, la discipline ou l’intelligence qui permette l’optimisme sans l’espérance.

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