Place

Publié le 31.12.2015

Cher journal,

Mon trajet quotidien m’amène, chaque jour, devant une espèce de clairière urbaine, une place des plus curieuses, coupée par le passage de chemins de fer. Souvent, autour d’un rond-point, les immeubles reçoivent eux aussi une forme moins rigide et se dessinent en arc-de-cercle. Ici au contraire, on croirait qu’elle existe par accident, qu’elle s’est imposée aux urbanistes et aux architectes contre leur volonté, et tout les bâtiments semblent s’acharner à rester rectiligne, comme situés sur une rue, imitant le tracé des rails à leurs pieds. A quelques mètres de là, cette place a une voisine nettement plus pittoresque, bien enfermée dans de beaux ronds dessinés aux compas, avec ses bancs, sa fontaine centrale et toute l’atmosphère cosy qui donne à certains endroits d’une capitale un air paisible qui manque à ses boulevards.

Plus loin encore on trouve des grand’places, des carrés sévères construits autour d’un bâtiment important, une Eglise, un ministère, un mausolée. Celles-là, différentes encore, sont trop solennelles; la place dont je parle, ne se construit autour d’aucun monument. Elle offre une vue imprenable sur les toîts de la gare toute proche, mais celle-ci a le droit à sa propre esplanade - où, si l’on a mauvais goût, on peut admirer une façade assez pompière. Dans un guide touristique, la mienne n’aurait pas le droit à un “vaut le détour”. Pourtant, cet endroit où par chance je passe tous les matins me paraît très beau; mais, comme sa disposition, sa beauté ne semble due qu’au hasard.

Comme on bâtissait, comme on doit sûrement construire encore, des édifices particuliers qui, à une certaine date de l’année, mettent en valeur tel ou tel phénomène naturel, le plus souvent astronomique, cette trouée curieuse dans la ville fait éclater au mois de décembre un événement invisible d’ordinaire. Sur une longue ligne de ces immeubles dont j’ai dit qu’ils ne sont pas posés en courbes, mais bien alignés comme la dentition idéale d’un livre d’anatomie, le soleil du matin se pose en traçant à son tour une longue ligne de démarcation. Il est posé comme une rosace au-dessus des verrières de la gare, et semble lever peu à peu un rideau invisible posé sur les bâtiments néo-antiques du quartier. De telle sorte que le passant - et donc, quotidiennement, moi-même - a l’impression de se retrouver dans une salle de cinéma pendant le bref quart de seconde où on ne voit plus un film, les réclames qui le précèdent, des visages humains et des intentions commerciales, mais simplement un rayon lumineux qui vient frapper la toile et dont ne restera plus comme trace, pour tout le restant de la projection, que la brume fantômatique qui stagne devant la cabine du projectionniste.

Au début de l’hiver, le soleil a des habitudes de lève-tard et tout son comportement semble plus paresseux : cet instant qui dans les pièces obscures des cinémas dure trop peu pour qu’on puisse en profiter, doit s’éterniser dix bonnes minutes sur cette petite place. En passant ce matin pour profiter de ce spectacle, je me suis aperçu que les maisons qui bordent les rails prennent tout de suite un côté balnéaire, le petit mur oblique qui les séparent des chemins de fers ressemblent à des falaises. Les rues vous mènent d’un bout à l’autre d’elles-mêmes, mais les places vous emmènent partout.

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