Modorosság

Publié le 09.03.2016

Cher journal,

Je ne sais pas si des spectres hantaient alors vraiment l’Europe, mais pour ma part je hantais les cafés de Vienne, en compagnie de divers camarades qui, pour la plupart, faisaient le désespoir de leur ascendance bourgeoise; quand ils ne dissertaient pas contre les origines de la propriété privée ou de brûler l’entrepôt familial, ils voulaient peindre ou écrire. Je ne sais pas très bien comment je me suis lié d’amitié avec ce petit milieu. Je profitais à plein, pour quelques années encore, de l’opulence sélective du Gründerzeit, je possédais plusieurs coffres-fort, une maison sur le Ring et d’un ancien apprenti de Franz Sacher employé dans mes cuisines; bref, je représentais l’exemple à leurs yeux même de ce qu’il fallait abolir. D’un autre côté, tous ces gens ne venaient généralement pas des faubourgs, ne savaient pas grand chose de la vie ouvrière, et réglaient rubis sur l’ongle les additions les plus salées à la fin de chaque entretien. Cela ne changeait rien à leur sincérité; au contraire, ils cherchaient à tout prix à atteindre dans tous les aspects de leur existence, une simplicité qui leur faisait défaut. Et rien ne les chatouillait plus que ceux qui, comme moi, s’y refusaient.

Ce n’est donc pas sur ma richesse du moment qu’ils me taquinaient, mais plus sur mon manque de naturel, sur mon côté vieux jeu comparé à la plupart d’entre eux. Un jour que je discutais avec un jeune Hongrois de mes amis, j’eus le malheur d’utiliser je ne sais quelle formule archaïque qui le fît se lever soudainement et me couvrir de postillons et de cris après je ne sais plus quelle remarque de ma part. Dans la péroraison d’une longue série d’injure, il me traita de monstre paradoxal, “le seul nouveau riche vieux style”. Il se moquait surtout du caractère très démodé de mes tournures, qu’il prenait pour de la préciosité, du snobisme et de la pédanterie. A ma décharge, l’Allemand que je connaissais et pratiquait alors avait quelques siècles de retard - après tout, je l’avais appris quelques siècles auparavant. J’attendais qu’il reprenne son siège pour répondre. Mais plutôt que d’expliquer dans quelle circonstance j’avais appris la langue dans laquelle nous échangions - ce qui exigeait de révéler au passage le détail de ma longévité, et d’ordinaire, cette explication prend beaucoup de temps et me fait généralement passer pour un fou - je me décidais à plaider coupable; du reste, il n’avait pas tout à fait tort, n’est-ce pas ?

“Je ne m’étonne pas, cher Joseph - pardon !, pardon !, cher Jóska !, soyons familiers - que tu trouves indigne qu’une bourgeoisie toute récente comme la mienne adopte des manières anciennes. Bon; c’est ton affaire, de te croire anarchiste et de vouloir, quand même, un peu d’ordre, que les parvenus de mon espèce restent simples et humble, qu’ils ne soient pas des pourceaux qui se sont fait des colliers des perles qu’on leur a lancé, très bien. Et ma foi, c’est vrai, je suis précieux et je suis pédant. Je me suis tourné vers le passé; mais j’ai choisi, Jóska, puisque le passé est la plus grande des républiques, et j’ai pu y prendre librement ce qui me plaisait. Toi qui veut à tout prix parler au présent, tu vis dans l’horrible empire du présent. Je suis précieux par choix et en pleine conscience; tu es précieux sans le savoir, et dans cinquante ans les gens se moqueront de ta manière de parler, comme ils trouveront nos habits et nos coiffures ridicules. Je préfère être déjà démodé que le devenir demain.”

Il me répondit sans attendre. “Diable ! R., tu es bien un réactionnaire. Mais tu te trompes sur mon compte, parce que je ne suis pas l’esclave du présent; et si je dois bien parler comme tout le monde pour me faire comprendre, j’ai bien l’intention de peser tout ce que je peux pour que demain, on parle différemment; qu’on aille à l’essentiel, qu’on se débarrasse de toutes ces vieilles formules nées dans des chancelleries ou des bibles. Je ne vais pas regarder le passé et y choisir ce que je vais prendre, comme si j’allais chez Ritzenthaler choisir un habit parmi tous ceux qu’il a déjà tout prêt; je n’ai pas tes manières de bourgeois ! Non, je veux donner mes instructions pour qu’on taille quelque chose de nouveau - comme Kölcsey l’a fait pour notre langue. Mais en mieux, en plus radical.” J’envisageais de répondre, mais il me fit signe que nous étions à quelques tables d’un personnage suspect, probablement un des Naderer qui hantaient toujours l’endroit, et qui prendrait bonne note d’un tel échange. Peur ridicule, à vrai dire, parce qu’aucun d’entre nous ne les intéressions, ils avaient des agitateurs professionnels bien plus dangereux que nous à espionner. Nous ne nous revîmes plus après cet incident. Je ne sais pas ce qu’il est devenu ensuite, mais je crois que son projet n’a pas fonctionné - ou peut-être a-t-il épuré que le seul hongrois, mais j’avoue n’avoir jamais eu le courage d’apprendre cette langue si différente pour vérifier. Je reconnais, mais ai-je besoin de le préciser, cher journal ?, que c’est l’un des rares points sur lequel je n’ai pas changé d’avis; et il me semble que régulièrement, les oreilles découvrent des préciosités et des maniérismes dans les formes, récentes ou anciennes, les plus naturelles.

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