Musée

Publié le 15.03.2016

Cher journal,

I*** m’a traîné au musée, j’ai accepté et je m’en fais depuis le reproche incessant, toutes les minutes, alors que j’essaie de penser à autre chose, de me concentrer sur mon travail, de soutenir une conversation, de vérifier que je ne manque pas mon arrêt, mais à chaque fois, avec la ponctualité d’une machine, je me dis : “Pourquoi n’ai-je pas dit non, est-ce que j’aurais arrêté de savoir dire non ?, il faut que je sache refuser, si je ne sais pas refuser je ne suis plus moi-même, quelle erreur ai-je commise”, et ainsi de suite, parce que les idées obsessionnelles, comme certaines formes de douleurs, se propagent et font naître de petits filaments d’idées dans toutes les directions, et on se met à penser - mais est-ce vraiment penser ? - de manière filandreuse, et quand on essaie de faire la carte de ses idées en cours, elles ressemblent au delta du Nil, avec à la fin le sentiment brouillon de ne plus maîtriser le cours de ses réflexions, d’être perdu dans la mer, dans l’étendue d’eau arbitraire qui pourrait aussi bien être l’accomplissement d’un destin géologique que l’encrier du cartographe renversé au hasard.

Dans un tel état d’esprit, je ne peux décemment t’inventorier les raisons pour lesquelles je n’aime pas les musées, et celui où nous étions en particulier; je me contente de mentionner que la liste serait longue; enfin donnons tout de même le reproche principal. Sans doute suis-je victime depuis peu d’une crise de vieillissement ou d’adolescence - mon âge fluctuant complique le diagnostic - et tout m’insupporte, qui semble de près ou de loin oeuvrer à mon édification.

Tandis qu’I***, pour sa part, commentait avec des détails érudits chacune des pièces par lesquelles nous passions, je regardai surtout à travers les grandes fenêtres - ce genre de bâtiment a toujours, c’est curieux, d’immenses fenêtres - la cour intérieure peuplée de touristes, qui posent chacun différemment, ont tous une manière d’attendre qui les singularise. Il faudrait, me disai-je en supposant l’idée déjà prise, un musée du touriste. A la fin, comme mon ami me reprochait de ne pas admirer avec toute l’attention requise un timbre amphorique, je lui dit que n’était le cube de verre qui la protégeait, je briserai bien l’amphore sur sa tête pour le faire taire. Il partit aussitôt, furieux, affirmant qu’il faut bien de la patience pour supporter un aussi mauvais caractère que le mien, et qu’on ne l’y reprendrait plus. Et maintenant, bien sûr, je m’en veux de cet éclat inutile, et de mon incapacité à m’intéresser à la même chose que lui, et de manière plus générale, de mon goût pour l’intransigeance qui me paraît cacher un profond désir d’immobilité.

C’est une erreur de ma part que de parler d’un goût; je veux donner l’impression de me maîtriser moi-même en disant cela quand, tous les jours, j’entends ou je lis quelque chose qui me mets hors de moi. Je tempère du mieux que je peu cette intolérance qui s’accorde si mal à ma foi profonde, mais celle-ci si peu naturelle, dans le relativisme. Mais à force je m’épuise sous ces contradictions. Hier, Rt. Hon. elle-même a souligné que je m’énerve pour un rien, y compris contre elle - ce en quoi je suis obligé de lui donner raison. Hélas, l’énervement, lorsqu’on a pris la décision de vivre de façon plus paisible, redouble de façon naturelle; on s’énerve de perdre son sang froid, et ainsi on affronte deux fois plus de sources de colère. Faut-il alors que je renonce à la volonté de ne pas m’échauffer l’esprit si vite ? Cela semble une casuistique facile. Quelque chose dans ma colère, je persiste à le croire, vient du désir de ne pas bouger, et l’état de mes pensées, dont je voulais tout à l’heure pouvoir tracer une carte, comme si elles jouissaient de l’immobilité apparente de la géographie, me paraît celui d’une bête terrifiée qui se cache dans sa tannière.

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