Marais

Publié le 01.05.2017

Une chronique italienne

Cher journal,

Cette heureuse conclusion de la première année fiscale ne se reproduisit pas toujours à l’identique, et j’eus, à l’occasion, à gérer quelques contestations. Je dus mener de front pendant trois ans un procès complexe avec un des propriétaires, qui me força à faire de nombreux voyages vers Florence; mais j’y reviendrai. Pagliadora et Madame de T. ne me firent jamais ces difficultés. Le comte ne parlait pour ainsi dire jamais d’argent. Nous n’étions pas bien loin d’Arezzo, où à cette époque, une grande quantité de terres n’étaient que des paluds sans valeurs. Le nord-ouest du domaine Pagliadora, pratiquement inculte, et trop dangereux pour fournir même des terres de fourrage, rentrait dans cette catégorie. Si leur beauté aurait fait le bonheur d’un aquarelliste ou d’un conte de fée, elles n’arrangeaient pourtant pas les revenus du Comte. Mais il fallut des années pour qu’il comprenne que les montages auquel il avait recours avec la banque Avenari pour augmenter sa trésorerie personnelle, érodaient à coup d’hypothèques l’ensemble de sa propriété; et en fin de compte, sa comptabilité dont les belles colonnes pouvaient donner au premier coup d’oeil l’impression d’un temple antique, ressemblaient bien plus à ces lopins de marais, où le pied s’enlise peu à peu s’y on n’y prend pas guère, et où on ne peut rien construire qui ne s’engloutisse en quelques années.

Mais il me faut à nouveau prendre la défense du Comte. Pour les personnages de son espèce, qui se sont lancés dans une longue course avec le futur tels qu’ils se le figurent, qui vivent sous la certitude de le rattraper un jour, l’argent ne se présente jamais sous la forme d’un problème, surtout lorsque son manque même peut disparaître en apparence par la magie d’un paraphe; l’argent reviendra toujours, lorsqu’enfin ils auront atteint le terme de leur révolution. Si le Comte ne se rendait pas compte que son capital s’éclipsait peu à peu, c’est que le soleil éblouissant de l’avenir brûlait peu à peu sa rétine. Au reste, il connaissait malgré tout quelques succès; et un grand projet d’ingénierie naquit peu à peu dans sa tête et sur les cartes du domaine. Je crus comprendre que Battista Ciarsti lui-même avait contribué à mettre dans la tête du Comte cette folie, qui voulait maîtriser, contre la montagne, les mystères de l’écoulement de l’eau; la vider là où elle abondait, la répandre là où elle manquait.

Pendant six mois on trouva à la table de la Villa un ingénieur Hollandais. Malheureusement pour lui, l’ingénieur entendait mieux l’hydrologie que les ressors de l’esprit humain et multiplia les erreurs. D’abord, lorsque le Comte s’extasiait sur la modernité des Provinces Unies, malgré la prolifération de l’hérésie en ces lieux, il croyait devoir répondre à Pagliadora par un portrait moins idéal, où il peignait tous les dysfonctionnements dont souffrait sa République; cela plongeait le Comte dans le désarroi, car il n’aimait pas voir ses idéaux maltraités de la sorte. Ensuite, l’ingénieur, voyant la pauvreté du domaine, crut préférable de proposer un plan à la mesure des moyens de son propriétaire, soit extrêmement modeste. Plutôt que les espèces de jardins suspendus qu’avaient en tête son commanditaire, il proposait l’installation d’un unique moulin de drainage et un petit canal qui arroserait moins du quart des terres qu’il fallait irriguer. On l’accusa de manquer d’ambition, et on le mit à la porte.

Le Comte se demanda ensuite si lui-même n’avait pas vu trop petit en ne faisant venir qu’un seul Zélandais et envisagea quelques mois de faire installer une petite colonie d’agriculteurs de ce pays. Mais les obstacles étaient innombrables; et les terres bien trop peu prometteuses pour faire se déplacer des gens courtisés par tous les propriétaires de marécages d’Europe. Chaque nouveau contretemps, chaque nouveau projet, et chaque année de Decima provoquait une nouvelle venue de Monsieur Avenari, puis, les dernières années, de son cousin. Ce dernier vint un jour me rendre visite pour me demander poliment s’il pouvait jeter un coup d’oeil au cadastre que j’élaborais. Je protestais, lui indiquais que ce projet était censé être plus ou moins confidentiel, et que je ne pensais pas pouvoir le montrer ainsi au premier venu. Le banquier m’assura qu’il comprenait fort bien ma situation et que, certainement, je pourrais me mettre en délicatesse avec la justice si je révélais quelque chose de secret; mais que s’il me payait de quoi payer un conseil qui me représenterait et protègerait mes intérêts auprès d’un tribunal, je ne courais en somme aucun risque; et qu’en fin de compte, s’il me remettait en avance le salaire de cet avocat, je pouvais bien lui montrer les papiers sans danger personnel. Ces paroles prononcées, il me jeta un oeil de renard, à la recherche sur mon visage du moindre signe qui trahirait la réaction d’un homme probe; ou à l’inverse, le début de rictus vite effacé qui aurait montré que, quelle que fût ma réponse, tout n’était plus qu’une question de prix. Je ne pris conscience de son examen que trop tard; j’avais déjà accepté son offre, et bêtement, ne vis que trop tard que j’aurais pu faire monter les enchères. Et ainsi, les Gatia-Avenari purent vérifier grâce à moi, ou plutôt grâce aux plans dressés sous la direction de Battista Ciarsti, quelles terres ils pouvaient encore prendre en garanties de leurs prêts et mesurer avec précision à quel moment l’ensemble du magot leur reviendrait.

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