Frise

Publié le 26.05.2017

Cher journal,

J’ai fait tomber avant-hier une pile de journaux préparée pour le recyclage; les couvertures sont tombées formant un éventail, comme si leur chute n’était que le geste très sûr du magicien qui commence son tour avec l’invitation canonique à tirer une carte. Et quand bien même ce devait être l’inventaire des “unes” de ces trente derniers jours tout au plus, j’ai du en lisant certains tribunes et manchettes, faire un effort insensible pour me souvenir avec netteté des journées précédentes; je sentais ma mémoire procéder automatiquement, comme nos appareils photo contemporains capable de faire tout seul la mise au point, pourvu qu’on leur laisse un peu de temps, et qui pendant les quelques secondes nécessaire à cette opération, rendent tour à tour net et flou le cadre qu’ils embrassent. Je me souvenais obscurément de tel ou tel événement de la semaine dernière, mais je l’aurais cru bien plus ancien. Tandis que l’ordre des événements se recomposait ainsi en moi-même, je me demandais pourquoi je continue à acheter ces feuillets que je lis à peine, qui encombrent le salon puis les poubelles.

Mais comme ma mémoire s’était échauffée, elle prit le pas sur le reste de mes réflexions et proposa à ma pensée un autre sujet d’étude; je me suis souvenu d’une scène tout à fait similaire quelques années auparavant, d’une pile presque identique de journaux - d’un titre différent, les goûts changent - effondrée, cette fois non par ma maladresse, mais à cause d’un animal qui avait bondi dessus; et ils s’étaient disposés en tombant pour dessiner la même espèce de chronologie instantanée, trop rapide pour l’esprit comme il doit y avoir des véhicules dont la vitesse dépasse ce que notre corps peut tolérer. Je m’étais alors demandé - et bien sûr, la question passée est redevenue une question présente au moment où elle me revenait - dans quel sens je devais parcourir ce récapitulatif accéléré; vers le passé, ou vers le présent. Il me semblait que cette décision serait extrêmement révélatrice, qu’elle me définirait d’une façon presque fatale, à la façon des indices que relèvent les diseurs de bonne aventure et tous les autres charlatans de leur espèce, qui tirent de ce genre de détails assez d’informations pour servir de temps à autres un boniment potable.

Tétanisé par la portée que je supposais derrière un choix qui, avec le recul, me paraît au fond arbitraire, mais sur le moment recouvrait une telle importance, je trichais et lisais au hasard. Bien sûr, je n’eus pas le loisir de jouir de cette solution astucieuse et de me féliciter moi-même; je voyais bien que très naturellement, avant de trouver cette échapatoire, j’étais parti ans réfléchir du plus récent vers le plus ancien, et je m’imaginais ainsi né sous le signe du Passéisme. Or, avant-hier, puisque la chance s’est présenté une nouvelle fois à ma porte, la scène, question, solution, mauvaise conscience, s’est reproduite à l’identique sauf pour le sens de lecture inconscient, puisque cette fois-ci, j’empruntais ce qui nous paraît être le sens de la marche. Mais bien sûr, cette direction ne me satisfaisait pas plus, et je me trouvais devenu bien conformiste.

Heureusement, l’épisode ancien comme celui plus récent offraient un exutoire simple: le plaisir de jeter la pile de journaux, avec l’illusion de me débarrasser du même geste des pensées qui l’accompagnaient - voire même, il n’y a pas de nettoyage qui ne procède au fond d’un orgueil démesuré, des événements relatés par toute cette presse. Hélas, cette dernière illusion a perdu de son efficacité, et cette fois-ci, je me précipitais, par inquiétude, me tenir au courant des dernières nouvelles, de peur d’avoir manqué une nouvelle catastrophe.

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