Hôpital

Publié le 13.06.2017

Cher journal,

Le vieux W. va bientôt mourir, et tout son entourage se précipitechez lui, de peur d’avoir à se faire reproche de son égoïsme quand il sera trop tard pour lui avoir dit au revoir. Du coup, plutôt qu’un dernier conseil, cette vieille lanterne à court de suif, reçoit chaque visiteur en se plaignant de ce va-et-vient continuel dans sa chambre d’hôpital. Pour ma part, après avoir longtemps repoussé l’entrevue, j’ai fini par lui rendre visite. Ma relation avec W. tient de la comète; nous ne sommes pas ce qu’on appelerait communément des amis, mais si on comparait nos carnets d’adresse, on y trouverait tant de noms en communs que fatalement, une fois tous les trois ou quatre ans, nous nous croisions; chaque fois, la brièveté de notre entretien nous a plu et voir l’autre, à travers la pièce, paraissait une bonne surprise. Ou bien nous soupçonnions chacun que l’autre n’était en somme pas équipé des réserves de carburant qu’il faut pour être plaisant plus que quelques minutes, ou bien tous les deux au fond peu enclin à nous lier, nous ne fîmes jamais l’effort de nous rapprocher réellement. Mais s’il existait une ingénierie de l’amitié, avec ses instruments de mesures et ses diazographies, peut-être pourrait on démontrer qu’il existe de profonds sentiments d’affections, des intimités spirituelles, d’irrationnels dévouements, entre des gens qui se ne sont côtoyés que quelques heures de leur existences mutuelles.

Tu devines donc que je ne savais pas très bien comment aborder cette dernière rencontre. Mais à peine j’entrais dans sa chambre, le sourire de W. me rassura entièrement. Je ne voudrais pas donner l’impression de me vanter; il n’y a rien en moi qui puisse réconforter autrui, au contraire, les mourants ne veulent généralement pas voir à leur chevet un bavard nerveux et hypocondriaque. Mais puisque nous n’avions que de bons souvenirs l’un de l’autre, je disposais d’un avantage certain; n’ayant guère eu l’occasion d’afficher devant lui mes défauts, il ne pouvait pas les craindre par anticipation.

Comme je ne sais pas parler aux mourants, je me contentais de lui demander son avis sur les dernières actualités. Ravi de ne pas avoir à réciter une énième fois un résumé de son agonie, il me donna son sentiment sur cet avenir qu’il ne connaîtrait pas lui-même. La conversation lancée, on ne l’arrêtait plus; et je dus sans doute passer deux bonnes heures à baigner dans l’odeur des désinfectants. Il raconta plusieurs expériences passées; je confesse ne pas en avoir écouté le détail. Passé la première demi-heure, l’essentiel de mon attention visait à ne pas trahir la terreur que m’inspirait la vue de son visage, transformé en raisin sec par la maladie. Comme il finissait de raconter un séjour en montagne quelques années auparavant, il me dit : “Et c’est à cet instant, je pense, que j’ai accepté l’idée de ne pas avoir de destin.” Je ne savais pas s’il s’agissait là d’une invitation à protester, à lui rappeler certains de ses hauts faits, ou un testament que je devais recueillir avec soin. Peu de temps après cette phrase, et je l’espère, par fatigue et non parce que je n’avais pas eu la réaction qu’il attendait, il me fit comprendre qu’il ne pouvait guère plus parler, et je le laissais après lui avoir souhaité une bonne nuit - de peur d’avoir à dire au revoir.

En rentrant, je me suis rendu compte que le propos de W. m’avait mis en colère; sans savoir très bien, du reste, si c’est l’inexistence du destin ou sa résignation devant celle-ci qui me posaient tant de problèmes. J’ai tenté de me raisonner; de penser que vitupérer en pensées contre quelqu’un qui n’a plus que quelques jours à vivre n’était pas très honorable; de me dire que cette phrase, venant de quelqu’un d’aussi célèbre que W., aurait du m’amener à admirer son humilité; et d’admettre que sur des questions aussi vastes il faut s’habituer à ne pas être d’accord. Cela n’a guère marché, et j’ai peur à présent, en apprenant la nouvelle de sa mort qui ne devrait tarder à me parvenir, de ressentir un certain et indigne soulagement.

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