Diagnostics

Publié le 18.08.2017

Cher journal,

Plusieurs hommes-médecine atlantes, à leur panoplie d’onguents pour l’âme, de drogues initiatiques et de science des rêves, ajoutaient parfois, comme simple outil de diagnostic, un exercice qui consistait à laisser le patient seul devant un miroir, et à l’espionner par un petit trou percé dans le mur. Dans ce pays où chacun se sentait responsable de la santé mentale de son voisin, il n’était pas concevable de rester six mois sans consulter un de ces docteurs. Et quand ils attrapaient un fou, ils le jetaient dans le premier volcan venu, car ils tenaient pour certain que toute folie se communiquait peu à peu aux autres, et que la santé publique exigeait une lutte impitoyable contre ce risque de contagion.

Le test du miroir m’agaçait tout particulièrement. Chaque fois que l’homme-médecine annonçait que nous allions y procéder, je distinguais sur son visage une espèce de fierté; il trouvait cet appareillage très astucieux. On ne disait jamais aux patients qu’on les espionnerait pendant la demi-heure qu’ils passeraient en présence de leur reflet, et on cherchait à tout prix à leur faire croire que ce seul exercice valait à la fois thérapie et diagnostic, par les propriétés magiques des yeux qui se contemplent eux-mêmes. Nombre de patients, et même de médecins, y croyaient d’ailleurs vraiment. Mais nous étions nombreux à ne pas être dupes. Aussi restais-je toujours impassible devant la glace. Me recoiffer, corriger le pli d’un vêtement, m’aurait valu un reproche de narcissisme. Détourner le regard valait confession d’une phobie. Personne n’aurait osé parler à son reflet - les docteurs jugeaient que la pratique du soliloque estompaient, chez ses amateurs, les contours de la réalité.

D’abord je m’ennuyais prodigieusement; et, au bout d’un moment, je m’agaçais un peu de me voir. Je n’osais pas faire de grimace, qu’on aurait sûrement jugée régressive. Comme je voulais garder un air grave, mon propre regard devenait difficile à soutenir. Je crois encore, à ce jour, que ce fameux test, loin de révéler et encore plus de guérir la moindre pathologie, les encourageait. Ou peut-être que mis mal à l’aise par ce moment d’introspection forcée, les patients se livraient plus aisément ensuite aux homme-médecines, lesquels revenaient tout patelin de leur poste d’observation, comme s’ils ressortaient d’une promenade, et discutaient de banalités avant de demander, au détour d’une phrase, si vous aviez des commentaires sur l’expérience.

Le savant Cuatextli avait suggéré qu’on drogât les patients, sans les prévenir, juste avant l’examen. Une rumeur prétend que lors d’un de ses essais, le cobaye avait été remplacé par son reflet, et que sa personnalité s’était complètement inversée. Cuatextli voulut d’abord défendre ce résultat, affirmant qu’on tenait peut-être là une cure pour les cas les plus désespérés; si on trouvait un individu presque entièrement composé de défauts, on pouvait obtenir ainsi son recto idéal. Mais le conservatisme atlante n’allait pas sans avantages, et, devant le danger évident de ses travaux, on préféra tuer l’inventeur.

Enfin, il se trouva suffisamment d’homme-médecine pour trouver l’examen du miroir déplacé; on se contenta d’abord de les saisir, dans chaque cabinet, sans doute pour les briser plus tard. Mais le mouvement prit de l’ampleur et on finit par convenir qu’à la réflexion, tous les miroirs représentaient un danger pour l’équilibre mental, et on bannit l’objet même d’Atlantide. Qui voulait s’occuper de sa mise, se coiffer, se maquiller devait dès lors s’adresser à quelqu’un pour l’aider. Les Juges qui gouvernaient alors le pays estimèrent qu’il s’agissait d’une excellente façon de renforcer le corps social. Mais souvent les phénomènes les plus excellents finissent par être peu à peu détournés. D’abord, des farceurs s’amusèrent à donner de mauvais conseils à ceux qui venaient leur demander de jouer le rôle du reflet. Certains parmi eux améliorèrent les choses et inventèrent un nouveau métier, celui de refléteur, espèce de mimes qui singeaient, en inversant la gauche et la droite, ceux qui apparaissaient devant eux. Comme beaucoup en profitaient pour faire une caricature vivante de celui qu’ils imitaient, surtout quand il ne payait pas bien, les Juges envisageaient de les faire tous exécuter; l’ayant entendu, les refléteurs firent un coup d’État, et c’est ainsi qu’ils en vinrent à gouverner quelques décennies le pays, en faisant systématiquement l’inverse de ce que la population souhaitait.

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