Plage

Publié le 24.08.2017

Cher journal,

Je devais à cette époque passer régulièrement au pied de grandes collines, loin à l’intérieur des terres et j’avais pris l’habitude de faire une halte dans une auberge de bord de route. On y mangeait mal, et la nourriture se faisait attendre longtemps. Mais il fallait bien deux heures de marche avant de trouver la concurrence. L’intérieur pouvait contenir un grand nombre de couverts, répartis sur plusieurs entresols; mais chaque fois que j’y passais, elle était presque vide, à l’exception d’un groupe de voyageur de temps en temps. Une femme entre deux âges faisait le service; elle donnait l’impression de venir d’un autre temps, mais l’aurait donné à tous les siècles je crois, parce qu’elle coiffait ses cheveux d’une façon inhabituelle, sans doute unique, mais avec beaucoup de soin, de telle sorte qu’on se figurait qu’il devait s’agit d’une mode oubliée, sans jamais arriver à la situer avec précision.

Un jour que j’arrivais, il faisait singulièrement chaud, sans vent, ombre ou répit. J’entrai, me signalai et pris ma table habituelle, avant de me plaindre de la chaleur. Elle acquiesça et après quelques secondes prit soin d’ajouter : “Oui, et nous sommes si loin de la plage.” Je m’étonnais un peu de cette phrase mystérieuse, encore qu’exacte. Mais, dans la mesure où nos échanges avaient jusque là toujours été réduits à l’impersonnalité d’une transaction commerciale, j’y voyais une marque de confiance, une manière de me reconnaître et de combattre l’impersonnalité des circonstances. Elle disparut ensuite, et comme chaque fois que je suis venu manger là bas, fit de multiples allers-retours entre la cave et la grande salle, pour des raisons qui m’échapperaient toujours.

J’attendai longtemps mon plat; quand il arriva enfin, je mâchonnai ma viande et lui trouvai un goût bizarre. Tandis que je fermais les yeux pour ne pas risquer d’examiner de trop près le contenu de mon assiette, j’entendis quelqu’un entrer. Rouvrant les paupières par curiosité, je vis la tenancière avancer à grand pas pour saluer le nouveau venu, un habitué à l’évidence, qu’elle héla par son prénom. Et elle ajouta immédiatement: “Il fait si chaud ! Pourquoi ne sommes nous pas à la mer, mon vieux ?” Je baissais la tête. Je sentais une espèce de trahison et même de profanation. J’avais cru que la propriétaire m’avait laissé voir une étrangeté personnelle, une de ses rêveries du moment, et qu’elle me jugeait digne d’une telle confidence; je découvrais qu’il n’en était rien. Peut-être disposait-elle d’une collection toute faite de phrase construite autour de cette idée, qu’elle répétait machinalement à la clientèle, pour donner une fausse impression de complicité, piochée dans un livre sur l’art de l’hôtellerie, dont tous les lecteurs appliquaient en des points variés du globe, les même artifices. J’achevai mon plat rapidement et plutôt que de paresser un peu comme j’en avais d’abord eu l’intention, partis aussi vite que possible.

Je marchais quelques heures, sans trouver d’arbres aux pieds desquels me reposer. Et, à mon tour, je me mis à songer à la mer, qui ne commençait qu’à plusieurs centaines de kilomètres de là. Passé ma réaction égoïste de tout à l’heure, je m’aperçus que l’auberge, sa décoration, son service, sa cuisine débordaient de maladresse; je me trouvais bien idiot d’avoir pensé que la patronne prévoyait de façon machiavélique des considérations nostalgiques à apporter avec les menus. Au contraire, le timbre plaintif avec lequel elle s’était adressé à moi et à l’autre, devenu un disque rayé que ma mémoire jouait en boucle, me toucha et je songeais que cette femme aurait sans doute dit à d’autres clients la même chose, non par stratégie d’hôtesse, mais parce qu’elle souffrait réellement. Qu’elle n’en pouvait plus des collines, de l’herbe sèche, de l’escalier traversé mille fois par jour, et aurait tout donné pour une journée même sur la crique la plus banale au monde. Et je l’imaginais soupirant, le coude posé sur le comptoir, glisser le même regret à tout ce qui entrait dans l’établissement, comme un fantôme qui, sans se faire comprendre, tente d’expliquer à ceux qui peuvent voir ses apparitions ce qui a troublé son repos. Et à mon tour, sous un soleil qui ne fatigait pas, moi qui n’aime pas la mer, je maudissais le paysage et je pensais à une promenade forcée qui sur le moment m’avait tant déplu, dans une demi-forêt au bord de l’océan, un mois auparavant, et où j’avais été plus heureux que je ne l’avais su alors.

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