Ordalie

Publié le 25.10.2017

Cher journal,

Depuis deux ans, les fléaux tombaient sans arrêts sur la maison Spergler, qui avait subi la mort d’une fille chérie, la disgrâce de l’héritier présomptif, la fuite et mésalliance de deux rejetons, le mutisme soudain de la vieille Chrestchin, un procès dont personne ne voyait la fin, la preuve publique et scandaleuse que l’oncle Berri avait enfreint le septième commandement. Venait s’y ajouter depuis peu la démence précoce d’un des plus grands espoirs de la famille, dont les hurlements rendaient le secret impossible. Tout cela quand la guerre reprenait, qu’il fallait lui sacrifier les jeunes et les bénéfices, et que la rumeur comptait les jours de marche qui séparaient l’ennemi de nos murs. La pitié et la compassion de la ville commençait à faire défaut. Les familles rivales commençaient à préparer le partage du butin. Dans les premiers temps, tout le monde se précipitait pour montrer son soutien et chacun avait voulu témoigner de son affliction. Chaque semaine, un nouveau pasteur venait se présenter dans la grande maison, prêt à commenter le livre de Job; puis, ils furent flanqués à la porte, car les Spergler n’en pouvaient plus d’entendre toujours les exhortations à l’endurance. Les ministres ne venaient plus.

La réaction de la famille décevait beaucoup. Tous s’étaient attendu à ce que le patriarche se montre l’égal de Paul-Émile, et s’illustre par une égalité d’humeur devant les caprices de la fortune. Ses sorties publiques se firent de plus en plus rare. Ceux qui comme moi-même, appartenaient à son premier cercle, voyaient l’homme se déconfire, céder à des colères indignes, houspiller les proches et donner des coups de pieds à son chien. Régulièrement, il exigeait qu’un de ses descendants vienne dans son bureau; là, si je dois en croire les témoignages que j’ai reçu, il leur disait les pires horreurs, les accablait de reproche, les menaçait d’exil, et à la fin de l’entretien ses phrases se réduisaient à une série d’insultes, certaines dans un patois qu’on ne comprenait plus guère et qu’on n’aurait jamais cru l’entendre employer.

Les autres n’étaient pas en reste. Chaque pièce de la demeure n’hébergeait guère plus que des disputes. Les gendres me proposaient de participer à un plan de trahison qu’ils n’eurent pas le courage de mettre en exécution. Tous, des membres directs de la dynastie aux simples familiers, se rappelaient soudain de dettes qu’on leur devait ou de vieilles injures encaissées, et venaient exiger remboursement ou revanche. Parmi ceux d’entre nous qui devions gérer les affaires familiales, ce qui, au moment où les fournisseurs comme les clients fuyaient le nom de la famille, devenait de plus en plus compliqué, nous fûmes nombreux à connaître une certaine tentation, à vouloir empocher discrètement quelques sommes çà et là, qui, dans le marasme général, aurait facilement pu passer pour un nouveau coup dur, une autre banqueroute de quelques unes de nos opérations, une dépense imprévue liée aux malheurs du moment. Pour ma part, je suis arrivé à rester - pour une fois ! - honnête. Je ne suis pas pour autant satisfait de ma propre conduite; car j’ai participé à ma manière l’égoïsme général - cette fois en rasant les murs, en me faisant oublier, et sans apporter d’autre soutien que de prêter l’oreille à ceux qui voulaient confier leur malheur.

Chacun semblait se demander, que pourrais-je y faire ?, et se persuader que cette série de malheurs ne pouvait venir que des caprices de la destinée, face à laquelle répondre autrement que par la résignation ne servirait à rien, voire même témoignerait d’un orgueil mal placé. Et les choses se réglèrent du reste plus ou moins d’elles-mêmes. Le deuil prit fin; Chrestchin retrouva l’usage de la parole, pour ne plus parler que de la pluie et du beau temps, mais on ne se souciait pas de savoir si elle avait jamais eu plus de conversations; l’héritier scandaleux s’exila; on coupa ceux qui s’étaient enfuis, et il n’en resta qu’une vague mémoire; le procès connut une fin heureuse, au moins pour les Spergler; l’oncle Berri eut le bon goût de mourir; le grand espoir retrouva plus ou moins la raison, et on s’aperçut d’ailleurs qu’il n’y gagnait pas grand chose; nous fûmes assiégés, mais l’ennemi dut décamper à l’approche d’une armée plus grande et il ne fallut pas attendre beaucoup pour qu’une paix blanche fut signée. En fin de compte, des cousins reprirent les rennes de la famille, qui, sans retrouver tout à fait la même prospérité, évita la ruine.

Je repensais à toute cette histoire quand à la télévision, il y a quelques années, j’entendais quelqu’un - je crois qu’il s’agissait de Condoleeza Rice, mais elle n’était que la coryphée d’une opinion courante - suggérer que les périodes de troubles et d’instabilités sont aussi pleines d’opportunités, et le moment d’émergence des héros. Je repensais alors à ce que m’avais dit un jeune pasteur, à qui j’avais demandé pourquoi lui, contrairement à ses confrères, n’était jamais venu voir les Spergler. Il m’avait répondu avec un fatalisme auquel, malgré l’expérience, je n’arrive toujours pas à me faire, que personne ou presque, n’est à la hauteur des tragédies qui le frappe.

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