Chambre

Publié le 02.11.2017

Cher journal,

Chaque fois que je me rendais dans le cabinet du docteur L***, je me demandais comment les médecins choisissent la décoration de leur bureau. Lui appartenait à une école assez en vogue, qui recourait surtout à la peinture japonaise - avec sur certaines toiles, une allusion discrète à sa spécialité thérapeutique. Mais plus que le patient du docteur, j’étais également son ami; aussi m’invitait-il parfois chez lui. Je su faire preuve d’assez de politesse pour ne pas, à ces occasions, parler de ma santé et continuer à le considérer comme - au fond - un mercenaire à mon emploi; mais pas d’assez pour ne pas profiter de l’occasion pour fouiller un peu sa maison un jour qu’il eût le dos tourné. En cherchant au hasard, je tombais sur une petite pièce dont les murs étaient intégralement couverts de portraits de lui-même. La pièce ne s’éclairait que par une ampule nue au plafond. Je cherchais à identifier si ces tableaux et ces photographies étaient de sa propre main, ou d’amis artistes. Je n’eus pas le temps de mener l’enquête; j’entendis des pas dans le couloir, compris qu’il se demandait où j’avais bien pu passer - et peut-être, conscient que cette petite pièce pouvait surprendre un peu celui qui la découvrirait, qu’il cherchait à s’assurer que je m’en tenais à l’écart. Je sortai précipitemment. Je fis semblant de m’être perdu, lui de ne pas avoir de soupçon à mon égard, nous eûmes une conversation très agréable, et je ne remis plus jamais les pieds chez lui. Peut-être existe-t-il une raison valable de collectionner des autoportraits et d’en remplir toute une pièce, une explication logique à cette conduite; mais cela me parut peu probable. De toute façon, j’étais guéri.

Depuis, combien de maisons, d’appartements, de studettes ai-je pu visiter où un détail, une pièce, un cagibi, un tiroir contenait ou manifestait la bizarrerie de leurs habitants ? À force d’y vivre, ils perdent conscience de l’anomalie que constitue, pour la plupart de leurs contemporains cette figure de leur étrangeté propre. Certains sont plus évidents que d’autres; comme ce couple qui gardait, quinze ans après la mort d’un nourrisson, un berceau dans l’entrée de leur maison, sans que leurs invités n’ose rien en dire. Mais si on veut trouver des anomalies dans la maison des autres, on en trouvera toujours sans difficultés, et les hôtes, quelques minutes avant de commencer à recevoir, sont souvent au comble de l’angoisse parce qu’ils savent au fond que montrer sa maison à autrui revient à pencher la nuque et à la présenter au sabre.

J’enterrerai mon relativisme au jardin avec le reste des squelettes de mes propres placards. Je reste pris d’effroi lorsque je repense à la pièce du docteur L***, parce que je devine qu’il cachait cette pièce comme il cherchait à maîtriser, dans ses pensées, la passion curieuse qui l’amenait à cette collection (et le plaisir qu’il devait prendre à l’observer). Et peut-être cela avait-il d’abord fonctionné. Il avait cessé de soulever ses vêtements toutes les trois minutes pour contempler son nombril; ou de rester paralysé devant un miroir; ou de ne pas arriver à ausculter correctement ses patients parce qu’il se demandait à quoi il devait ressembler à cemoment précis; ou de passer son temps à regretter que ses yeux ne pourraient jamais se poser sur lui-même, qu’il ne verrait jamais, et encore qu’à peine, la vague forme de son nez au loin. À peine rentré, il s’enfermait dans cette pièce, pour y rester quelques heures; peut-être y prenait-il ses repas; une nuit sûrement il avait dû s’y endormir et le lendemain, horrifié, s’était juré qu’il fallait poser des limites.

Comme je me suis interdit, de mon côté, de prendre des nouvelles du docteur depuis cet incident, je ne peux qu’imaginer la suite; et chaque fois, j’imagine qu’il essaie de rationner ses visites. Cela lui devient de plus en plus difficile. Aussi sort-il un des premiers tableau, et il l’accroche dans son salon. Puis un deuxième, qui ira dans sa chambre. Et peu à peu, il vide la petite pièce, mais ne peut plus inviter qui que ce soit chez lui sans devoir expliquer pourquoi il n’y a pas un seul mur où ne figure pas, quelque part, son visage. Et les gens fuient comme j’ai fui, ils ne reviennent plus, parce qu’ils ont soudainement peur de ce personnage pourtant débonnaire, et qu’ils ont eux-même sans doute quelque part, dans une boîte à chaussure quelconque, dans un grenier, une planche escamotable du parquet, un mal similaire, prêt à exploser et à contaminer tout le reste de la maison et de leur esprit et qu’ils craignent la contagion.

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