Meurtre

Publié le 08.05.2014

Cher journal,

Commençons par un souvenir. Je devais m’approcher de mes dix-huit ans quand nous fûmes invités dans la demeure bourgeoise d’un ami de la famille. Notre hôte était un personnage armé d’une culture implacable. Il n’est jamais plaisant de dîner avec une encyclopédie. On se demande toujours si on s’est bien lavé les mains avant d’en tourner les pages, et on n’ose guère commenter. Le plus sidérant chez cet individu était son goût pour les œuvres les plus légères, et en même temps, sa capacité prodigieuse à lire les pensums les plus indigestes. Aussi la conversation bondissait elle d’un quelconque recueil de calembours à tel ou tel auteur contemporain. Je crois bien que les opinions étaient partagées sur son compte, entre ceux qui admiraient cette grande hétérogénéité et ceux qui y voyaient la preuve que cet individu était complètement dépourvu de goût - cela aussi bien parce qu’il lisait des choses superficielles que des ouvrages trop hermétiques pour qu’on puisse les tolérer.

Soudain, je ne sais plus à quelle occasion, il laissa tomber ou cita une définition de l’amitié absolue. Le meilleur ami est celui qu’on appelle lorsqu’on vient de commettre un meurtre. Notre assemblée était des plus sages - à l’époque, je n’avais à me reprocher que des rapines certes odieuse mais qu’on peut tourner en l’un de ces travers caractéristique d’une personne, car untel est alcoolique, un autre ment comme un arracheur de dent, et bien moi-même j’étais alors kleptomane. Mais nous avons longuement médité la chose. Les gens bien préparés, qui aiment anticiper un peu les aventures que leur réserve même l’existence la plus terne, ont déjà planifié ce qu’ils feraient si par hasard ou par inadvertance, il leur fallait commettre un assassinat. Dans les têtes de si nombreux amis doivent séjourner, caché au fond d’un coffre des plus intimes, les plans de crimes parfaits, gardés sous le motif qu’ils pourraient toujours servir.

Tant et si bien que lorsque je commettais mon premier meurtre - vingt ans plus tard, et naturellement pour les meilleures raisons du monde - j’avais encore en tête, dans la liste des démarches à entamer, ce fameux coup de téléphone à passer. Malheureusement, il se trouvait qu’entre temps je m’étais juré de n’avoir jamais de meilleur ami, à la suite de mésaventures que je raconterai peut-être plus tard. Je m’en voyais d’autant plus navré que cela ne permettait pas de trouver enfin la réponse au débat qui avait suivi la définition proposée par notre hôte : le meilleur ami devient-il aussitôt votre complice, ou vous suggère-t-il d’aller se rendre aux autorités ? J’aurais pu bien sûr choisir d’excellents amis dans la liste de mes connaissances, mais me trouvant à défaut d’un meilleur choisit parmi eux, je me résolvais à sauter cette étape.

Cependant, ne s’ouvrir à personne du crime que l’on vient de commettre est extrêmement imprudent; il faut avoir confessé au moins une fois, auprès de quelqu’un de sûr, pour se prémunir du risque de vouloir tenter la chose devant les forces de l’ordre. A ce jour, malheureusement, je n’ai pu trouver de personne si excellente que je veuille me risquer à lui donner la dignité d’un primus inter pares et le considérer comme le meilleur de mes amis. Le fait que, dès que j’aurai élu celui-ci, je doive aussitôt lui raconter ce méfait (et tous les autres commis entre temps, mais n’anticipons pas), vient beaucoup compliquer les choses. De telle sorte que je choisirai plus un confesseur qu’un ami désormais. C’est inverser l’ordre des opérations. C’est donc toi - cher journal - qui me tiendras lieu de parfait acolyte, en assumant l’absolue naïveté de la chose. Au moins je ne peux ainsi te compromettre puisque ta responsabilité pénale devrait être nulle, et je ne crois pas que tu risques fort d’être condamné à l’autodafé.

Je ne sais plus lequel de la fratrie - peut-être moi-même - avait déjà suffisamment le goût du paradoxe et des retournements pour avoir demandé ce qu’il convenait de faire lorsque, précisément, c’était son meilleur ami qu’on venait d’assassiner. Je suppose, ayant oublié ce qui fut dit en retour, que la réponse devait être le sophisme qu’on devinera.

Depuis ce fameux dîner, je cherche toujours dans les journaux l’annonce du crime qu’aurait commis notre hôte. Mais, à l’exception des exécutions sommaires auxquelles son métier de critique littéraire le contraint par la force des choses, il n’a à ce jour tué personne. Ou alors il dispose d’un ami fort talentueux dans l’art de dissimuler les cadavres.

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