Réunion

Publié le 09.05.2014

Cher journal,

J’étais arrivé avec le quart d’heure d’avance que la vie réserve à ceux qui ne savent pas évaluer les durées de leur trajet et qui ont peur d’être en retard. Malheureusement, cette angoisse propre aux prématurés de mon espèce, à peine apaisée, me prive d’à peu près tous mes moyens. Quand la réunion commençait, je me trouvais donc dans l’état d’une coquille vide.

Le montreur d’ours qui m’accompagnait, l’air assuré qui le caractérise, me fît un signe cabalistique auquel je ne compris rien. Nous étions accompagnés de notre astrologue, qui regardait dans le lointain. Je n’ai pas très bien compris pourquoi nous étions venu avec des renforts, un ancien sergent de quelque ville qui faisait rêver et que je trouvais hideuse. Lui-même devait essentiellement nous servir de caution bienveillante, sinon d’entremetteur.

En face de nous se tenait une demi-portion, accompagnée d’un acolyte qui cachait aussi mal que moi-même les affres claustrophobes que lui inspiraient l’occasion. Un croassement hideux me fit comprendre que la demi-portion était douée de parole. Les vingt minutes qui suivirent me permirent de constater qu’elle n’était pas avare de ce don, puisque notre interlocuteur parla sans discontinuer. Plus il parlait, plus il semblait s’en satisfaire, avec une gloutonnerie que j’avoue ne pas avoir partagée. Hélas, aucun Don Quichotte n’était disponible pour s’opposer à ce moulin à parole. Ma mémoire a scrupuleusement retenue ces vingt minutes, qui furent une longue rodomontade. Cet échevin, dont on m’avait expliqué peu avant que les hasards de la politique et sa médiocrité certaine lui promettait une fin prochaine, n’avait de cesse de nous expliquer la supériorité extrême de sa cité. Si nombreux y étaient les artisans ! Tant de transformations caractéristiques de la modernité galopante s’y produisaient ! Combien parmi toutes les autres du continent, elle était en avance ! Et moi qui croyait que c’était nous qui venions plus ou moins mendier le droit de nous y produire en spectacle : on aurait cru que c’était lui qui voulait nous vendre quelque chose.

Alors que je perdais complètement pied et que je me demandais si je n’imaginais pas tout ce discours, notre sergent se lança dans une contre-attaque. Il déclina son rang, son grade, l’histoire de sa vie et de ses hauts-faits, et pour chaque rodomontade que nous avions entendu, il fallut bien se resservir et en entendre une autre. Tous les autres prenaient la mine polie qu’imposaient les circonstances. Le sergent se mit à faire, sur le ton de la confidence, des révélations sur telle ou telle guerre récente. Il agitait vigoureusement ses cicatrices et finit, en guise de péroraison, par poser sur la table un moignon.

Il se fit un silence respectueux. La demi-portion devint toute mielleuse: le sergent lui en imposait. “Mais en fait, qu’étiez-vous venu me dire ?”. Nous lui fîmes notre proposition. Le montreur d’ours, voyant que c’était le signal, commença à montrer les ours, puisque tel était sa fonction et le seul art dont il eût une réelle maîtrise. Il chanta à son tour des louanges, qui paraissaient curieusement modeste par rapport à ses hyperboles usuelles, après les discours somptueux que nous avions entendu. La demi-portion plissa les yeux, l’acolyte hérissa des cheveux, l’astrologue prophétisa, je fis le peu que j’avais à faire et nous conclûmes fatalement qu’il fallait à tout prix nous réunir à nouveau.

En quittant les lieux, nous ne pouvions nous résoudre à arrêter là les palabres ; après la réunion devait se tenir un conciliabule, entre nous. Le sergent roula des mécaniques, et nous les lui huilions avec déférence. Je trouvais cela répugnant, mais alors que nous faisions un bout de chemin ensemble, l’astrologue m’expliqua philosophiquement que les cieux voulaient que les choses soient ainsi.

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