Vésuve

Publié le 11.05.2014

Cher Journal,

Déjeuné aujourd’hui avec Bulwer. Après m’avoir assommé interminablement avec ses problèmes matrimoniaux, il m’a confié les épreuves de son dernier livre, en me demandant de bien vouloir lui apporter l’éclairage de mon expérience. Les gens ne savent pas se contenter d’un seul prodige : il ne leur suffit pas que j’ai eu quelques siècles déjà l’année de la mort de Vespasien, et qu’au passage j’ai eu la chance de me trouver à Pompéi à ce moment-là, ils voudraient encore que j’ai une mémoire prodigieuse me permettant de me souvenir de tout ce qui s’y passait. Depuis que Saint-Germain a décidé de faire profil bas, je me sens bien seul.

D’abord, je tiens à dire que j’ai toujours trouvé injuste qu’on retienne uniquement Pompéi, et non les autres victimes du Vésuve : Herculanum, notamment, qui était tout à fait charmante, ou Stabies, dans un genre plus moderne. Ensuite, j’ai toujours trouvé qu’il y régnait un esprit nouveau riche assez insupportable. Le principal intérêt de cette ville m’a toujours paru ses stocks considérables de vin, mais il faut bien dire que ce qu’on appelait vin à l’époque était tout de même une mixture plutôt infâme. Je n’y suis resté que quelques mois ; ensuite j’ai voyagé dans la région ; je me souviens vaguement d’un repas avec Caius Plinius, au demeurant profondément ennuyeux – les gens qui deviennent célèbre grâce à leur correspondance sont souvent de très mauvais convives. Après cela, j’ai pris un bateau pour la Grèce, deux mois avant l’éruption. Ma longévité tient à peu de choses : l’absence totale de capacité à percevoir le temps qui passe mais aussi et surtout un talent certain pour éviter les ennuis.

Le peu que j’ai lu du texte d’Edward me paraît passablement niais, et d’une grande injustice envers les prêtres du temple d’Isis, qui n’étaient pas pire qu’ailleurs (à Beneventum, il y en avait un gratiné, qui tenait plutôt du bazar qu’autre chose ; déjà à l’époque, on plumait les naïfs avec le coup de l’initiation).

Bien sûr, Bulwer m’a encore posé des questions au sujet de mon étrange capacité à vivre un peu plus longtemps que la moyenne, en prenant l’air de ne pas y toucher. Il hasardait les hypothèses les plus éculées et les plus idiotes – de la pierre philosophales au pacte avec le démon. Plus son ménage tombe en ruine, plus il se passionne pour l’hermétisme et toutes ces sottises. Quand je songe que dans quelques décennies je devrais aussi supporter Aleister Crowley – en vieillissant, je n’ai plus de mémoire mais beaucoup de prescience – j’en viens à me demander si au fond les mondanités n’ont pas été inventées pour vous dégoûter de vivre plusieurs siècles.

Le plus agaçant, ce sont les gens qui vous en voudraient presque de ne pas avoir rencontré tel ou tel. « Comment !, mais vous n’avez pas connu Dante !, mais que faisiez-vous donc à l’époque ! » (à vrai dire, j’ai « connu » Dante si l’on peut dire, à Campaldino ; mais j’étais du côté des gibelins, et ce n’était pas une bonne occasion pour causer). Allez donc trouver le Dante de votre époque et fichez moi la paix.

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