Préliminaires

Publié le 10.05.2014

Cher journal,

Nous nous étions amassés dans une salle de cours aux proportions intimidantes, avec un jeu d’estrade digne du Piranèse. Il arriva avec quinze bonnes minutes de retard, et il parvint à maintenir toute l’année un retard ponctuel. Grand et sec, très austère d’apparence, il aurait pu faire un bon pasteur genevois n’eût-il été férocement catholique. Sa figure aurait fait le délice de Goya. Il était laid, mais avec beaucoup d’allure, une laideur d’animal. Sa lèvre, son nez ou sa joue, je ne me souviens plus, était orné d’une énorme verrue laiteuse, qui palpitait brièvement pendant ses effets de manche.

A peine entré, sans le moindre mot sur sa conception toute personnelle des horaires, il inspira un silence respectueux. Il parlait d’une voix dure, mais très basse. Avec une superbe typique du personnage, il ignorait au demeurant les quelques audacieux qui réclamaient qu’il parlât plus fort. C’était une stratégie assez efficace.

Après nous avoir toisés brièvement, comme par acquit de conscience, il commença d’un air sévère par ces mots que mon jeune égo maltraité a durement inscrit dans ma mémoire : “Vous ne savez pas lire. Vous ne savez pas écrire. Vous ne savez pas penser.” Je suis obligé de reconnaître que ce n’était peut-être pas complètement faux, mais tout de même, on devait bien pouvoir trouver des façons plus aimables de le dire.

Il s’efforça le reste de l’année à nous apprendre les deux premiers. Malheureusement, il passait trop de temps à prendre l’air pensif pour que nous puissions vraiment combler notre troisième lacune. Passé mars, je me désintéressais complètement de son cours, que je consacrais à rédiger un exécrable début de roman. Je me souviens qu’il y était question d’un entretien d’embauche - je n’avais à l’époque aucune idée de ce à quoi cela devait ressembler - et qu’une plante carnivore dévorait les candidats malheureux. Malheureusement, alors que je faisais passer mon manuscrit à ma voisine, il s’en avisa et exigea que je lui remette mon texte. Vaguement mortifié, je m’exécutais. Comme cet individu n’avait décidément aucune éducation, il pointa son doigt dans ma direction, et d’un air qui se voulait féroce, élevant soudainement un peu la voix, tonna : “Faites attention !”. Je vins, après le cours, lui réclamer le feuillet de copie double qu’il avait dérobé. Il me fit savoir qu’il n’en était pas question. Puis, devant mon insistance, m’appelant par mon patronyme, me dit : “X, vous pouvez disposer.”

Sans vouloir manquer de modestie, il était alors assez rare pour moi de me trouver sans voix. J’avoue avoir pourtant été à cours de répartie à ce moment, soufflé non seulement qu’on me parle de la sorte, mais également qu’on emploie une expression pareille au XXIe siècle. Je me résignais, d’autant que ce que j’avais perdu, je le pressentais, ne méritait pas de grands regrets.

J’appris plus tard qu’au cours d’un conseil de classe, il avait raconté cette anecdote et émis cette sentence sévère : “Comme tout ce qu’il fait, c’est bien écrit, mais complètement creux.” Faut-il préciser que j’étais bien trop idiot pour être vexé et que je ne retenais que le compliment, sans voir ce qu’il cachait ? Malheureusement, le creux ne s’est jamais rempli, et je crois bien n’avoir jamais plus écrit avec autant d’aisance que depuis cette époque.

Une année plus tard, il n’était plus mon professeur, mais il vint un jour me voir à l’heure du déjeuner. En trois enjambées, il se planta devant moi et croassa à peu près : “J’ai quelque chose qui vous appartient”. Il sortit de sa sacoche, dont le cuir n’était guère plus frais que le sien, mon manuscrit. Il en avait corrigé les - nombreuses - fautes de grammaire, probablement par automatisme. Je crois que ce fût encore son acte le plus cruel, car il me forçait ainsi à relire et assumer l’un des pires textes que j’ai jamais commis.

Quelques années plus tard, lorsque je repensais aux préliminaires mortifiants de son cours, qui devaient m’apprendre à ne jamais plus être sûr de rien et à perdre mon arrogance adolescente, je m’avisais que toute profession qui met les anciens au contact des plus jeunes est maudite, parce que tout vieillard, ou vieillard en devenir, ayons l’esprit large, a corrompu, corrompt, ou corrompra la jeunesse. L’âge est contagieux, mais il faut du temps pour s’en apercevoir.

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