Chenal

Publié le 23.05.2014

Cher journal,

Certains domaines de l’imagination nous restent inaccessibles. Nous voyons que nombre de nos semblables, nos contemporains comme nos prédécesseurs, ont rêvé de telle ou telle chose, parfois même organisé leur vie toute entière autour de cet idéal, mais nous avons beau chercher, nous n’y trouvons pas les mêmes charmes. Je dois ainsi avouer ne pas avoir le goût maritime. Alors que ma première émotion érotique était l’image d’une femme nue dans la cabine d’un navire, alors que mon livre préféré tourne entièrement autour d’une longue chasse en mer, je ne suis pas sensible à la poésie de l’océan. Le littoral, la vie à bord, les épaves, la houle ; tout cela ne me fait rien. J’aime peut-être les maquettes de bateaux ; mais c’est plus par passion pour la miniature qu’autre chose. Le jargon naval m’assomme, et je préfèrerai toujours un journal à un livre de bord.

Je m’empresse de préciser qu’il ne s’agit pas d’une phobie de l’eau, puisqu’au contraire, rien ne m’invite plus à la rêverie que les cours d’eaux. La mer, l’océan ne m’enchantent pas ; mais un affluent, un fleuve, une rivière, même le filet d’eau d’un torrent font mon délice. L’eau perpétuellement mobile doit flatter en moi une corde héraclitéenne.

Plus encore, j’aime les villes coupées en deux par l’eau. Je n’entends pas par-là la majorité des grandes villes de ce monde, toute plus ou moins étendues aujourd’hui sur deux rives, mais bien ces endroits invraisemblables où se trouve un fleuve trop large pour qu’on puisse bâtir des ponts qu’emprunteront les piétons. Bref, les villes où existe un bac, qui viendra ajouter à la course vers la mer un mouvement en largeur.

J’aime enfin la variété malicieuse des cours d’eaux. L’océan semble condamné à la gravité, à l’immensité sereine ou aux déchaînements occasionnels. Mais sur terre, l’eau est plus prompte à la plaisanterie. Les fleuves sortent de leurs lits ; les oueds ne sont pas toujours là ; les rivières souterraines se cachent ; et de manière générale, tous ne sont jamais que des pentes, de longs toboggans édifiés pour moquer les continents. Ils m’ont enfin toujours donné une idée plus grande de l’infini que l’espèce de cloaque des profondeurs qui fait tant rêver d’autres.

J’avais lu ou on m’avait dit, je ne me souviens plus, que la Loire était singulièrement dangereuse et que l’on y trouvait des sables mouvants ou des tourbillons. J’ai toujours approché cet immense sillon avec le plus grand respect – seul le Rhin peut lui disputer une place dans mon cœur. Non seulement parce qu’il était si redoutable et pour le collier que la Renaissance lui a offert, mais aussi parce que, toute géologie oubliée, on ne peut qu’admirer cet entêté qui, quittant le Vivarais, préfère un trajet aussi long pour rejoindre l’océan que de couler doucement vers la méditerranée. Curieusement, le Danube, qui choisit pourtant un chemin encore plus long et l’idée étrange parmi ses congénères européens de partir vers l’Est, ne m’a jamais autant frappé. Ce besoin acharné de venir arroser autant de capitales que possible m’a toujours paru signe d’un arrivisme un peu agaçant.

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