Naufrage

Publié le 28.05.2014

Cher journal,

Le début du voyage était à peu près idéal, mais après quelques jours, il fallut qu’un naufrage vienne tout gâcher. Fort heureusement, la natation est à peu près la seule activité physique dans laquelle je peux à peu près sauver l’honneur – et ma vie au passage. Je parvins à m’accrocher à un morceau du bateau que l’explosion des chaudières n’avait pas trop endommagé. Tandis qu’on coulait autour de moi, je ne pus tant bien que mal sauver qu’un jeune gaillard singulièrement pâle avant que l’eau nous emporte vers ce qu’un optimiste qualifierait d’île et qui tenait tout de même un peu plus du rocher.

Mon collègue de naufrage s’appelait Meinhard et souffrait malheureusement d’une espèce d’infirmité de naissance qui l’amenait à s’exprimer beaucoup trop vite. Je savais un tout petit peu d’allemand et parvenait à m’en faire comprendre ; malheureusement, notre brève vie commune fût un branchement électrique défectueux. Le courant passait dans un sens, mais pas dans l’autre ; il me comprenait vaguement, mais je ne percevais que très rarement le sens de ses réponses. Finalement, après avoir essayé tant et tant de fois de m’expliquer quelque chose, il haussait les épaules, et désarticulait à toute vitesse un très bref « marrrnix » en haussant un instant les épaules. Il était petit, maigre et extraordinairement nerveux, pris de tics saccadés qui agitaient sa chevelure blonde désordonnée mais ne modifiaient en rien son visage, qui restait assez inexpressif. La blancheur de sa peau me donna l’indice d’une naissance compliquée, par analogie avec un ancien ami souffrant des mêmes troubles, mais je ne donnerais pas cher de mon diagnostic.

Des caisses de victuailles et des tonneaux d’eau potable étant venues s’écraser près de notre rocher, nous ne risquions dans l’immédiat de ne mourir que d’ennui. Mais Meinhard trouva un creux rempli d’ardoises, qui, convenablement taillées, fournirent la matière première à une longue compétition de ricochet. Après trois jours de ce régime, il fondit soudainement en larme. Je reste encore aujourd’hui circonspect sur la cause exacte de ses pleurs. Etait-ce d’être naufragé sans espoir ? Avait-il perdu sa famille ou un être cher avec le bateau ? Ou bien un souvenir plus triste encore et plus ancien avait-il de son côté refait surface ? Il va sans dire que malgré mes nombreuses tentatives, son débit, auquel venait s’ajouter désormais des hoquets incontrôlables, me rendirent hermétique le peu qu’il essaya de me dire. En désespoir de cause, je le pris dans mes bras aussi fort que je pouvais et murmurai, d’un air philosophique que venait ruiner mon mauvais accent : « ssmarrtnichte, ssmarrtnichte» - en espérant que la source de son malheur pouvait effectivement, toutes choses égales par ailleurs, à force d’un relativisme tenace, être tenue pour quantité négligeable.

Séchant ses larmes, il finit par se mettre à chanter à tue-tête et avec un respect discutable pour les règles élémentaires de l’harmonie. Mais je ne voulais pas risquer de compromettre cette tentative de se redonner courage, et je l’accompagnais du mieux que je pouvais, m’époumonant à mon tour, me contentant d’imiter à peu près les rares sonorités que je pouvais le reconnaître prononcer. En fin de compte, le lendemain, un navire vint nous tirer de ce mauvais pas. Meinhard disparut à notre première escale, sans m’avoir laissé d’adresse et sans que j’ai pu trouver un traducteur à même de nous permettre d’échanger plus confortablement sur nos impressions respectives. Je n’ai jamais retrouvé sa trace, ni la chanson populaire que nous avions maltraitées de nos voix respectives.

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