Horlogerie
Publié le 11.06.2014
Cher journal,
Je sortais des bureaux de la Lloyd’s, Boris Johnson à mes côtés. Il était ivre et racontait des histoires invraisemblables sur la branche turque de sa famille. Je cherchais le smog de la légende, détournement brumeux du dragon de Tolkien, mais les écologistes avaient dû avoir raison de lui. En l’aidant à vomir, je lui rendais compte d’une chose gravissime. « Ken Livingston a fait retarder exprès Big Ben de cinq minutes, et ça, je le sais, moi. » Je m’exprimais bien sûr dans l’anglais des public schools, dont j’avais acquis l’accent grâce aux générosités qu’avait eu pour moi Madame Cameron. Politiquement, j’aurais été plutôt travailliste, mais j’avoue n’avoir eu ni succès, ni désir pour Cherry Blair. « En vérité, Boris, je le sais parce que c’est moi-même qui m’en suis occupé, de cette méchante affaire. Moi, le mangeur d’escargot et de cuisses de grenouilles, l’homme qui est écoeuré par l’odeur de vos fish and chips et qui a appris le rhyming slang alors que plus personne ou presque ne s’en sert, moi le frenchy dégénéré, l’esprit frappeur des maires de Londres, et un ancien chevalier de la table d’Arthur. » A ces mots, Boris Johnson releva la tête, m’examine pendant quelques instants. Il essuya un filet de bave ou de reste de bière qui lui pendait de la lèvre et me balança son poing droit dans la figure. « Je te parle de mon grand-père Kemal Bey, connard, et tu la ramènes avec le roi Arthur ?
- Ma foi, oui. Toi, tu me sembles surtout tenir du Grendel de Beowulf, mais il ne faut pas mal le prendre, j’ai toujours eu plus de sympathie pour les monstres que pour les héros, sinon je ne traînerais pas avec toi. Boris, tu veux savoir pour Big Ben ou pas ?
- Je veux savoir si tu vas empoisonner la vie de quelqu’un d’autre, un jour. »
Je pourrais t’expliquer, cher journal, comment et en quelles circonstances exactes, la fée Morgane, accessoirement l’une de mes anciennes conquêtes dans les îles cassitérides, m’a lancé ce sortilège ridicule qui me condamne à être le poltergeist des maires de Londres. Mais ce serait un roman tout entier, et d’un genre si médiéval, si invraisemblable, qu’il te détournerait complètement de ton rôle initial. Il suffit, pour le moment, de dire que j’aime les anglaises, toutes les anglaises, de la rose de Lancaster à celle de York, que ma passion m’a souvent fait traverser la manche, que j’aurais moi-même, à mains nues, creusé un tunnel si cela avait été l’unique moyen de rejoindre les îles britanniques. Je pourrais également dire pour quelle raison exacte l’ancien maire tenait à ce que l’horloge retarde, mais puisque Boris n’a pas voulu l’entendre, j’en garderais le secret.
Il y a deux choses à savoir sur Big Ben. D’abord, seuls les britanniques sont autorisés à le visiter, ce qui donne à tout ce que j’ai pu y faire, compte tenu de ma nationalité actuelle toute gauloise, un caractère de profanation absolu. Ensuite, chaque année, on vérifie que l’heure en est exacte. Alors, tous les ans, pour s’assurer qu’elle continue à être fausse, il faut refaire l’opération, car même si Ken n’est plus le maire de Londres, je suis fidèle en amitié.
Mais j’oublie une dernière chose qu’il faut connaître à tout prix. La cloche de Big Ben est fissurée, et cela achève d’en faire à mes yeux la cloche la plus érotique au monde.