Beuverie
Publié le 25.06.2014
Cher journal,
Je tenais alors les comptes de la banque Supervielle, en tentant désespérément de me souvenir du peu que j’avais appris auprès de Laurent de Médicis quelques siècles plus tôt. Heureusement, les bases du métier n’avaient pas fondamentalement changé en quatre cents ans. Nous travaillions à deux, avec un vieil employé plein d’élégance, qui était en quelque sorte mon Mister Wemmick. Le soleil se couchait sur Montevideo quand mon camarade décida pour nous deux qu’il était grand temps de passer à une épreuve initiatique de première importance : une beuverie yeux dans les yeux à El Hacha qui, suite à un incident diplomatique sur lequel je passe, se tint finalement au Baar Fun Fun, lequel disposait alors encore du charme d’une certaine nouveauté.
Wemmick – appelons-le ainsi – n’avait pas grand-chose à faire de ses soirées, d’ordinaires. Il peignait en amateur, se promenait là où la Rambla serait bientôt édifiée, et par-dessus tout, buvait prodigieusement. Un foie millénaire comme le mien ne pouvait rivaliser et je finis bientôt par me contenter de faire semblant de siroter mon verre. Finalement, je lui posais la question que nous finissions tous par nous adresser entre européens exilés et qu’une certaine ébriété amenait plus facilement : qu’est-ce qui l’avait amené à s’installer si loin de sa terre natale ?
Tout en récupérant un nouveau verre de gin, il se lissa les moustaches et resta silencieux brièvement. Puis, gardant les yeux fixés sur un couple en train de danser, il entreprit de me raconter comment, douze ans auparavant, il se trouvait l’homme le plus heureux du monde, chargé d’une importante maison d’exportation au levant. « Le travail était fait par les autres, il fallait se contenter de garder un œil sur eux. Le reste du temps, ma foi, on s’amusait – et à cette époque, je m’encanaillais un peu, voyez-vous. Un jour, un jeune attaché d’ambassade britannique m’assure qu’il faut que j’essaie l’opium. Je me dis, tiens, l’opium, voilà qui mérite en effet une expérience. Je vais dans la meilleure maison possible, je m’installe, je me familiarise avec la chose. Vous avez déjà essayé ? » Je pensais que la meilleure conduite, en l’occurrence, était de mentir prudemment. Je secouais donc la tête. « Bref. C’est très plaisant, très doux; on se sent bien. J’ai la tête légère, un peu de fatigue; je m’allonge un moment. Je rentre. Dans la rue, je suis pris d’une crise de fou rire incompréhensible. Je ne sais absolument pas pourquoi, je sors le revolver que je tenais dans ma poche; je tire plus ou moins au hasard; c’est la nuit, on n’y voit rien; avec la détonation, je n’ai rien entendu. Je marche dans la direction de la balle. Je sens un corps sous mes pieds. Animal ? Humain ? Je n’en sais rien. Je m’enfuis. Le lendemain, je quitte ma place et je décide de partir le plus loin possible. Je décide que je suis fou. Montevideo m’a paru un asile assez sûr. »
Cessant de regarder les danseurs, il me regarda droit dans les yeux, me trouvant un petit peu embarrassé par cette confession, au demeurant des plus frustrantes. Malheureusement, avec toute l’éducation du monde, il reste difficile de savoir que répondre après de tels propos. J’ai probablement répondu une platitude en tentant de le rassurer sur santé mentale. Nous avons quitté l’établissement assez vite après cela.
Le lendemain, je ne pouvais bien sûr le regarder en face, mais il parvint à garder admirablement le sens des apparences, faisant comme si de rien, allant faire commander des matés à l’heure habituelle, le tout sans une allusion à la veille. Après quelques jours de ce régime, je n’en pouvais plus. Je volai un peu d’argent dans la caisse et quittai le pays – un délit qui devait à peu près tout à la gêne. Toutefois, je lui envoyais tous les ans une boîte de puros pour le nouvel an, dans l’espoir de me racheter un petit peu. Au bout de dix ans, lui ayant laissé une adresse où me joindre avec le dernier envoi, il me fit parvenir une simple lettre m’informant que « le prêt unilatéral » que j’avais contracté auprès de la banque était considéré comme réglé. Au fond de l’enveloppe se trouvait la carte de visite de la maison d’opium.