Ténor

Publié le 26.06.2014

Cher journal,

Rt. Hon. et moi-même avions pressenti que ce serait une journée curieuse lorsque les tenanciers mancuniens du bed & breakfast où nous étions venus prendre un verre nous offrirent une coupe de champagne au tout début de l’après-midi. Attablés derrière nous, sans le secours de la tonnelle mais bénéficiant en échange d’une vue imprenable sur le fleuve, un cortège d’une dizaine d’anglais festoyait bruyamment – c’était sans doute à leur profit que les bouteilles de Moët avaient été ouvertes.

J’ai déjà oublié quelle entreprise nous nous étions fixées pour cette après-midi, mais elle commençait fort mal ; nous ne pouvions pas quitter de sitôt la terrasse, et nous en fûmes quittes pour rester une heure de plus. On m’excusera de paraître ingrat, mais je n’ai jamais apprécié le vin effervescent. A peine nous commencions à revenir à la maison que nous fûmes réquisitionnés par une amie de la famille, ancêtre pleine d’énergie qui aurait pu tenir plusieurs rôles : mécène, Grande Prêtresse, diseuse de bonne aventure, flapper et variante un tantinet dragueuse de la mère-grand des contes de fée. Suivi par l’énorme éponge ambulante qui lui servait de chien, elle était dans tous ses états. Le grand ténor F…, ami de longue date, résident dans la région, ne donnait pas signe de vie depuis vingt-quatre heure et ne répondait pas au téléphone. Or la veille même il avait bu à profusion, chez elle, et était rentré en voiture. Elle l’imaginait déjà victime d’un accident. Bref, malgré toutes nos tentatives pour la rassurer et lui conseiller d’attendre, malgré les nombreuses explications rationnelles proposées, et malgré notre manque total d’envie d’aller déranger F… un lendemain de beuverie, nous dûmes la conduire chez F… dans les plus brefs délais pour la rassurer.

Nous voilà donc, la vieille, Rt. Hon., un de ses ascendants et moi-même, en voiture. En dix minutes, nous arrivons au pied d’une belle maison de la région, dont les volets sont tous tirés sans doute parce que c’est encore l’heure de la sieste. L’ancêtre se met à crier en secouant les bras : «Patrick ! Patrick !» (ou quel que soit le prénom du ténor). Celui qui nous avait conduits prétexte d’un coup de téléphone de la plus haute importance à passer et s’éloigne prudemment, le chien aboie d’un air courroucé devant le chaos de la situation et Rt. Hon. m’invite à lancer des graviers aux fenêtres du premier étage. Je cherche désespérément le matériel nécessaire et ne trouve que du sable quand soudain, une paire de volets s’ouvre et apparaît, au bout d’un torse nu, la tête hirsute et barbue de F…, tout rouge. Je jurerais avoir aperçu derrière lui l’ombre d’un amant. Après quelques mots dans un français incompréhensible, il repart dans sa langue natale et nous explique assez franchement qu’il aimerait qu’on lui fiche la paix.

Nous revenons, tandis que la vieille nous explique pendant le trajet à quel point elle est rassurée. Nous échappons de peu à un détour pour aller examiner je ne sais quelle ruine à retaper, mais de toute manière, la chose est entendue: il faudra à tout prix dîner tous ensemble ce soir, et d’ici là, accompagner la vieille chez elle pour un apéritif dont ses nerfs mis à mal ont le plus grand besoin. Après deux heures de réminiscences en compagnie de la vieille, dont l’énergie ne semblait pas vouloir tarir, nous nous mettons en marche vers le restaurant, à quelques rues à peine. Malheureusement, son chien s’agitait trop et elle décida soudainement qu’il valait mieux le ramener à la maison. Je fus chargé, Dieu sait pourquoi, de cette importante tâche.

Voici donc que je dois tirer par une espèce de laisse faite essentiellement de maillons métalliques la pauvre bête. Malheureusement, chaque fois que j’essayais de tirer, j’avais l’impression d’étrangler l’énorme animal. Persuadé que je n’avais pas le coup de main nécessaire et horrifié à l’idée d’être responsable de tels mauvais traitements, je laissais donc le chien décider où il voulait aller, ne le tirant que lorsqu’il semblait vouloir à tout prix se précipiter sous les roues d’une voiture. Nous avons sans doute fait le tour du village deux ou trois fois, allant dans les directions les plus improbables et les moins pratiques, avant qu’il ne daigne arriver enfin à la maison. A ce point, évidemment, il refusa d’y être lâchement abandonné et, méfiant, restait au plus près de la porte que je voulais si désespérément refermer derrière moi. J’essayais de le raisonner ; d’abord, je lui assurais qu’on reviendrait très vite s’occuper de lui ; puis je cherchais à lui expliquer dans les grandes lignes le traité d’Augustin sur la patience, mais je n’eus pas beaucoup de succès. Ce n’est qu’après coup que je m’aperçus de ma bévue : enseigner le néoplatonisme à un cynique - par étymologie au moins - était de toute évidence, sinon impossible, au moins une erreur diplomatique.

Rt. Hon. trouva un excellent qualificatif, philosophique et tout aussi augustinien, pour toute cette journée, mais cher journal, ce sont là des choses intimes et qui ne te regardent pas.

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