Vocalises

Publié le 21.07.2014

Cher journal,

Avant de m’endormir, je jouais à ce jeu que j’avais inventé, dont le principe était de retrouver dans ma tête la voix et les intonations des gens que je connaissais. J’y ai joué tant de fois qu’aujourd’hui je peux reproduire sans même fermer les yeux les voix d’une foule de personne, quand bien même pour certaine j’ai oublié jusqu’à leur nom. Mais aujourd’hui, je ne m’y essaie que rarement. Je crois que j’ai perdu le plaisir un peu terrorisé de ce moment où l’on se retrouve, enfant, seul dans l’obscurité, soudain curieusement indépendant face au sommeil et où la mémoire de la journée seule peut vous tenir compagnie et par la main.

Pourtant, de temps à autres, j’y joue encore. Le plus souvent, ce sont les voix de ceux qui m’étaient les plus antipathiques qui me reviennent et je me demande si je ne suis pas la victime du jeu plus qu’autre chose, si ce n’est pas une invention perverse à laquelle je suis parvenue pour me tourmenter. Enfin le jeu présente un péril redoutable. Retrouver une voix n’est pas très difficile, avec un peu de pratique. Mais la façon la plus sûre d’y parvenir, celle qui réussit presque à tous les coups est de penser à une phrase caractéristique, qu’elle ait été réellement prononcée ou non, que l’on peut associer à celui ou celle que l’on cherche à imiter in petto. On finit, à force, par figer la personne dans cette phrase ; et de jeu de mémoire, cela devient un véritable système de classification et de jugement.

Peut-être était-ce d’abord une façon de me faire un avis, de décider comment je désirais me souvenir des gens ? Car même sans le danger de la phrase qui finit par incarner celui à qui on l’associe, tout repose sur l’illusion qu’il existe une seule voix par personne alors que nous savons par expérience que celui qui nous a houspillé d’une manière si déplaisante à entendre s’adresse avec des modulations entièrement différentes à ceux qu’il aime.

Je ne connais que quelques personnes qui jouent à ce jeu ou à des variantes – les mélomanes pouvant bien sûr faire de même avec tel ou tel morceau de musique, ou même avec une interprétation particulière qu’ils aiment particulièrement. Il apprend aussi bien à étendre sa mémoire que d’en apercevoir les travers. Je ne sais pas, cher journal, dans quelle mesure tu es la continuation du même jeu, ou au contraire sa version plus honnête, où je suis obligé de sortir mes souvenirs à la lumière, et les laisser ainsi prendre une indépendance et une réalité plus grande que celles dont ils jouiraient dans le monde toujours trop souple de mes pensées.

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