Dérobade

Publié le 27.07.2014

Cher journal,

Mon ennemi m’ayant aperçu, il fit soudainement demi-tour. Mais sa silhouette maladroite, devenue légèrement bedonnante avec le temps, celle-là même qui me l’avait d’abord rendu si sympathique, ne pouvait me tromper. S’il n’avait pas changé de chemin ainsi, je ne l’aurais peut-être même pas remarqué. Mais cette manœuvre maladroite avait eu l’effet inverse de ce qu’il espérait.

Je ne lui avais pratiquement plus parlé depuis sa trahison. J’avais évidemment imaginé de nombreux scénarios où je venais, d’une manière ou d’une autre, régler notre différent par un affrontement dont la nature exacte échappait à mes fantasmes. Je m’illustrais à mes propres yeux comme capable d’un détachement et d’un sang-froid qui ne me caractérisent guère ; et ces qualités si désirables m’accordaient un moment de triomphe. Le courage ou la folie nécessaire m’a fait défaut, et si je suppose que si j’ai d’une certaine façon fini par l’emporter, ce n’était qu’en comprenant que sa trahison avait condamné tout espoir de salvation ; précisément, comme tout reposait sur une trahison cachée, il n’y aurait pas de victoire, car il n’y avait pas d’affrontement. Il m’avait dépouillé de cette possibilité, et mon rêve n’était pas tant de le vaincre que d’avoir un véritable face-à-face avec lui, quel qu’en fût le résultat.

Mais cette fois-ci celui qui m’avait causé tant de malheur était bel et bien à ma portée, et avait entrepris de remonter une rue que je n’aimais guère pour ne pas avoir à subir la gêne de notre rencontre. Sans réfléchir, j’eus alors cette faiblesse que je ne me pardonnerai pas : je pressais le pas, je courais presque, pour le rattraper. Je le hélais et il pouvait difficilement ne pas se retourner. Mon émotion me permit à peine d’exprimer l’étendue de ma déception à son égard. Fort heureusement, comme il était lui-même d’un naturel somme toute ridicule, et que toute situation de ce type réveillait en lui un très faible bégaiement qui lui ôtait toute stature, nous nous trouvions également désarmés.

La seule chose qui aurait vraiment pu enfin faire voler en éclat cette mauvaise pièce de théâtre eût été d’en venir aux mains. Si nous n’avions pas vraiment les qualités requises pour que la lutte ait quelque valeur, elle aurait tenu lieu d’opération chirurgicale mutuelle sur le métabolisme de nos passions. Dans cette espèce de petit corps à l’intérieur du corps, on doit trouver une vésicule particulière chargée de sécréter les doses nécessaires de haine qui participent à la bonne santé générale du système. On me reprochera peut-être de me livrer ici à une apologie, fort peu chrétienne, de la détestation de son prochain. Je ne veux pas dire qu’il soit nécessaire à tout prix d’agir sous l’impulsion de tels sentiments ; mais ne pas les connaître, ne ressentir aucune inimitié violente envers personne, ne me paraît pas sain.

Or chez mon ennemi comme chez moi-même, cet organe haineux ne pouvait suivre son fonctionnement naturel. Il se trouvait obstrué par une tumeur d’amitié, legs de trois années de camaraderie, difficile à retirer complètement. Une bonne scène de violence, un éclat quelconque, aurait procédé à l’extraction de ce dépôt ; notre haine aurait repris un cours naturel, bien plus facile à contenir.

Il ne se passa rien de tel. Nous échangeâmes l’un l’autre quelques paroles amères et repartîmes chacun dans une direction opposée – dans les deux cas, l’opposée de celle que nos destinations commandaient.

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