Paternité

Publié le 27.09.2014

Un récit de vacances

Cher journal,

Désormais libre de mes mouvements, je m’empressais de quitter le commissariat avant qu’on ne découvre que l’essentiel de mes réponses à leur interminable questionnaire étaient de pures inventions. Le premier taxi venu me permit d’atteindre sans problème le domicile de mon hôte, le Docteur A. Il me reçut avec une bienveillance que je ne méritais aucunement. Pour être très franc, nous nous connaissions si peu qu’en lui imposant ma présence, je jouais scandaleusement les pique-assiettes.

J’avais rencontré le docteur un jour où, à l’entracte d’une pièce de Brecht massacrée par une troupe impitoyable, je me demandais s’il ne valait mieux pas partir dès à présent. Il était en face de moi et d’après sa tête, j’aurais parié qu’il réfléchissait à la même chose. Dans un moment d’audace que seule une heure et demi d’immobilité forcée en tant que de spectateur sait faire naître, j’étais allé le voir pour vérifier mon hypothèse. Il avait éclaté de rire, nous avons sympathisé, et passé la deuxième moitié de la pièce à la buvette, sous le regard courroucé du barman.

Pendant cinq ou six ans, nous avions vaguement correspondu ; je lui envoyais régulièrement des patients pour ses études hermétiques sur la para-neurologie. Il nous arrivait de nous croiser au Théâtre National. Puis, il avait quitté le pays et sa femme pour vivre avec un archéologue, lequel était pour le moment occupé à fouiller dans une terre sainte quelconque. Son appartement adoptait le style dépouillé, à l’exception d’une collection de bustes. A côté du profil d’un sénateur que je ne reconnaissais pas, seul véritable bibelot, reposait la photographie d’une jeune femme. Voyant que mes yeux se posaient sur elle, il s’exclama : « Ah ! Vous admirez ma fille ! ». J’eus à peine le temps de chercher une réponse qu’il commença à me vanter ses mérites, tout en servant l’apéritif.

Il commença par m’expliquer de quand datait cette photographie et à quel moment exact elle avait été prise. Puis, ce furent quelques minutes d’admiration devant sa beauté et son allure. Il se leva soudainement, parti farfouiller dans une bibliothèque, et en revint avec un livre qu’il me posa sous le nez – je finis par comprendre qu’elle en était l’auteure, mais je ne réussis pas à saisir exactement de quoi parlait le livre. Lui-même, à vrai dire, n’avait pas l’air très sûr. Il essaya de m’expliquer son métier, ou plutôt ses métiers car elle en avait plusieurs, tous appartenant à la catégorie des occupations contemporaines qui n’avaient pas lieu d’exister il y a quelques années, et donc dont lui comme moi n’avions une compréhension qu’assez nébuleuse. Dans tous les cas, elle y excellait. Sa créativité, son entrain, son humour, ses qualités innombrables, tout ceci dût bien lui prendre une heure, au cours de laquelle je n’eus pas trop d’autres répliques que quelques exclamations et bien sûr, un enthousiasme pareil au sien.

Mais tandis qu’il me continuait encore ce portrait admiratif, je me souvins d’une ancienne conversation où il m’avait indiqué avoir deux enfants, une fille et un fils. Me disant que le potentiel de louanges sur la première commençait à s’épuiser, et voulant donner à mon hôte l’occasion de continuer à se féliciter de sa progéniture, je profitais d’une pause dans son discours pour proposer ce nouveau tremplin à la conversation. « Et votre fils, vous ne m’en avez jamais parlé ? Que fait-il donc ? ». Ma question n’eut pas l’effet que j’escomptais. Je vis que sa mâchoire se mit presque par automatisme dans la position qui précède un bâillement tandis qu’il se contenta d’un « Oh ! Il est polytechnicien. » Il ne dit rien d’autre sur le sujet, et resta quelques instants à contempler la quatrième de couverture du livre de sa fille.

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