Couples

Publié le 21.10.2014

Cher journal,

J’assistai ce week-end à l’élévation à un grade ésotérique dont j’ai oublié le nom d’une amie de Right Hon. et moi-même, Madame Lacroix. Eviter cette corvée sociale me fût impossible. Sur le rite en lui-même, je n’ai pas grand-chose à dire, car je ne le comprends pas. Il m’a parût un peu long ; et il l’a sans doute été, car plusieurs de ceux qui nous accompagnaient ont déguerpi au milieu de la cérémonie. Peu de choses mettent aussi mal à l’aise que de ne pas parvenir à vaincre son impassibilité quand les circonstances exigeraient de l’émotion.

La Loge de Madame Lacroix se situant en province, nous avions dû louer une maison collective pour la nuit. Quelqu’un décida de prendre une vieille ferme qui avait servie de demeure à un tueur célèbre. Comme toujours, dès qu’on s’approche de près ou de loin de l’intimité d’une personne connue, on s’expose à être déçu; si de l’extérieur, la maison ne manquait pas d’un certain charme, le mobilier témoignait des goûts les plus pompiers. Nous nous réunîmes là-bas avant d’aller assister au rite, et j’y arrivais un peu après tout le monde. Ce fût l’occasion de rencontrer un couple que je ne connaissais pas. Elle, assez antipathique au premier abord, paraissait mener une guerre intérieure entre le désir d’être sincèrement aimable et l’habitude d’être hypocrite. Lui faisait penser à un prince rondouillard, affalé dans sa chaise, laissant traîner ses voyelles, soignant un air flegmatique. Les deux ressemblaient au tableau d’un peintre sévère, à qui on a passé commande pour la toile bourgeoise d’un couple fraîchement marié, mais qui a décidé de représenter deux grands enfants jouant aux adultes ; les traits de leurs visages ne sont pas encore complètement finis, et ils grimacent plus qu’ils ne posent. Mais ils se montrèrent avec le temps d’excellente compagnie. L’homme confiât quelques heures plus tard à Right Hon. qu’il était surpris de voir qu’un bon-à-rien de mon espèce ait lu quelques livres.

A ces deux-là s’ajoutaient plusieurs de la troupe habituelle de cette partie de notre entourage dont un député et une diva que je n’avais jamais vu sur scène et qui, dans l’ordinaire, s’exprimait d’une voix singulièrement geignarde. Nous partîmes constater l’adoubement de Madame Lacroix, il y eût un long festin, des discours plus ou moins maladroits, et l’occasion vacillait entre la beuverie et le comice agricole. Puis, tout le monde reprit la route vers la maison du meurtrier. Tandis que j’allais dormir, une partie des convives décida d’y continuer les festivités.

Vers deux ou trois heures du matin, les effusions de joies me réveillant, je décidais de sortir examiner les environs de la bâtisse et y chercher un peu de silence. Alors que j’ouvrais ma porte, je tombais sur le député et un jeune moustachu, l’un collé contre l’autre, dans la pose des amants qui viennent de se jeter violemment contre un mur. Le couloir étant illuminé, mes yeux peinèrent à s’habituer à la lumière, mais je ne pouvais avoir aucun doute sur ce que je venais de voir. Les deux se séparèrent aussitôt, et tentant un numéro de comédie qui n’aurait trompé personne, voulurent me donner l’impression qu’ils étaient en pleine conversation. Cette ruse me vexât un peu, car elle me supposait bien crédule. En outre, je ne savais pas comment réagir ; devais-je éclater de rire, montrer que je n’étais pas dupe, et que je n’accordais aucune importance à leurs agissements ? Ou au contraire, feindre l’idiotie, ou au moins l’ensommeillement ? Je fis semblant d’être pris d’une crise de somnambulisme, ce qui dût les plonger dans la même perplexité. Le lendemain, par scrupule, j’avouais au député avoir vu toute la scène. Il répondit en riant puis se moqua de l’entrain du moustachu.

Au matin, alors que le prince avachi du couple que j’avais rencontré la veille tentait de m’expliquer la supériorité des vignobles qui avaient sa préférence, nous découvrîmes que sa voiture avait été volée pendant la nuit. Les voisins ne nous furent d’aucune aide. Après des gesticulations inutiles, nous les avons abandonnés, lui et sa compagne, à leur sort. Le retour fut assez pénible. Je me souviens seulement que la Diva nous expliquait qu’elle chantait le lendemain dans un opéra où elle n’avait encore jamais mis les pieds. Pendant que nous traversions notre gare d’arrivée, j’imaginais le fantôme de l’assassin dont nous avions hanté la maison rouler à toute allure sur les routes de campagne dans la voiture volée.

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