Résolution
Publié le 18.10.2014
Un récit de vacances
Cher journal,
Le Phénomène publia donc mon témoignage sous la signature du Docteur A. J’avais simplement demandé à ce qu’on m’offrit mon voyage de retour, par train. La rédaction finit par céder, non sans quelque réticence – mon départ signifiait pour eux la perte d’un filon potentiel. Le jour même de la publication de l’enquête, naturellement qualifiée d’exclusive, je me retrouvais donc dans la gare centrale. Tout le monde ou presque avait son exemplaire du journal, qui dans la poche, qui sous le bras, qui posé en évidence sur sa table au café. Le but n’était pas tellement de le lire – la veille déjà la rumeur avait suffi à informer tout le pays du contenu de l’édition à venir – mais de se montrer en possession du Phénomène. Le rédacteur en chef, qui m’accompagnait à la gare, tant il tenait à me prouver sa reconnaissance, m’avait fait acheter quelques effets personnels qu’il transportait lui-même ; tout cela, bien sûr, pour compenser la perte de mon sac, laissé chez l’agent X. Il regardait cette foule parsemée des rectangles blancs de son quotidien, et semblait au comble du bonheur. Il s’arrêta pour l’acheter, craignant de paraître ridicule à marcher sans avoir Le Phénomène bien visible contre lui. Bien sûr, il m’en offrit également un exemplaire – que j’allais délaisser pendant tout le voyage puisque je connaissais l’essentiel de son contenu par cœur.
Alors que nous approchions du quai, il s’arrêta pour répondre à son téléphone portable. Il me tendit rapidement l’appareil : « C’est pour vous. » Impatient de rentrer, je criais un « allo » fort peu accueillant dans l’écouteur. « Monsieur R. ? Ici l’agent X. Je viens de sortir d’une longue conversation avec le Président. Il a parfaitement compris ma position et même, il m’a assuré qu’il la respectait. Bien sûr, il va falloir prendre quelques mesures, donner l’impression de sévir. Une bonne partie des conspirateurs va devoir payer l’essentiel de la note… pour ma part je ferais un petit séjour de convenance en prison, et puis j’ai bon espoir d’être libéré. Le Président, pour tout vous dire, m’a indiqué qu’il espérait me voir entamer désormais une carrière politique. Il faut mettre en valeur, m’a-t-il dit, les hommes d’action… Bref. Tout s’arrange, vous voyez ? Je crois que vous avez eu raison, en somme. L’assassinat risquait de nous emmener beaucoup trop loin en terre inconnue ; c’eût été une aventure, une folie. J’ai toujours su que j’avais eu raison de faire confiance à un homme raisonnable comme vous. Même en me trahissant, vous avez pris la décision la plus pondérée qui puisse être… Mon seul regret, c’est de ne pas pouvoir venir vous dire au revoir en personne. En revanche, j’avoue n’avoir pas compris une chose… vous avez signé sous le nom de votre ami, ce Docteur A…. bien sûr j’ai tout de suite compris que c’était vous. Mais je ne suis pas sûr de comprendre pourquoi ce pseudonyme ? Ah, c’est le sifflet de votre train que j’entends, dépêchez-vous, n’allez pas le rater. J’ai été ravi de faire votre connaissance, et j’espère que vous aurez la gentillesse de m’envoyer quelques lettres, de temps à autres. Je crois qu’il vaut mieux que vous ne reveniez pas trop vite chez nous, mais dans quelques années… le temps que j’ai entamé ma nouvelle carrière… Bon… je vous laisse… de toute façon j’ai moi-même quelques obligations urgentes… Encore merci… »
Je me retrouvais enfin dans le train, ayant rendu précipitamment son téléphone au rédacteur en chef et en hâtant nos adieux. Je dormis pendant l’essentiel du trajet, sauf lorsque le contrôleur, me tapotant au moyen de sa propre édition du Phénomène pour me réveiller, vint s’assurer que je me trouvais bien en possession de mon titre de transport. La douane ne se donna pas tant de peine, et mon passeport fût vérifié pendant mon sommeil.
Deux mois plus tard, alors que je me remettais encore de mes vacances, le docteur A. vint frapper à ma porte, à ma plus grande surprise. Il avait une mine épouvantable. Je l’invitais immédiatement dans mon salon. Je l’arrosais généreusement au passage d’un cognac que j’avais dérobé quand j’étais chez lui. En se laissant tomber dans son fauteuil, il me raconta l’affreux quiproquo qui le frappait. Dans un premier temps, il fût assailli par les journalistes ; puis, ce furent les éditeurs, les services de renseignement, le cabinet présidentiel, les érotomanes. Lui passait son temps à expliquer qu’il s’agissait d’une méprise, probablement un homonyme. Mais enfin, les services de l’Etat mirent tant d’acharnement à lui remettre la décoration la plus prestigieuse disponible qu’il finit par accepter. Malheureusement, à ce moment, la presse se mit à examiner de plus près ses contributions à la science para-neurologique. Cette noble discipline, malgré ses indéniables qualités, n’en est encore qu’à ses balbutiements ; à tel point que pour beaucoup, y compris dans le milieu universitaire, la para-neurologie n’est qu’une vaste escroquerie intellectuelle. Ravi d’avoir une controverse potentielle à se mettre sous la dent, les journaux retournèrent leurs manchettes, passant des titres élogieux comme « Le Docteur A., l’héroïsme et la modestie. » au moins sympathique « La para-neurologie : escroquerie ou nouveau complot ? ». Trois jours après, un ancien cobaye du docteur publiait un témoignage dans les colonnes de l’Aristide, le présentant comme un mélange de savant fou et de gourou exalté. Des extraits maladroits de son grand ouvrage, La Chimie des Spasmes, sortis de leur contexte, furent examinés et discutés un peu partout. En fin de compte, la Société Internationale de Para-neurologie, inquiète de ces développements, lui avait retiré son statut de membre. Un matin, alors qu’il restait cloitré dans son appartement, tous les rideaux fermés, un membre des services protocolaires vint lui demander de bien vouloir rendre sa décoration.
Ce fût à ce moment que le rédacteur en chef du Phénomène acheva de tout compliquer en affirmant que le docteur A. ne ressemblait en rien à celui qui était venu dénoncer le complot dans leur locaux – et que du reste, leur Docteur avait quitté le pays le jour où le complot avait été révélé grâce aux efforts exceptionnels de journalisme d’investigation de son équipe. Le docteur A. – le vrai – fût dès lors accusé d’usurpation d’identité. Harcelé par les cohortes de journalistes et de badauds qui trainaient devant chez lui, il avait pris la fuite et décidé de passer quelques jours dans son pays natal. « Le pire dans tout cela, c’est que je ne comprends toujours pas comment mon nom a pu être lié à cette invraisemblable histoire de conspiration. Enfin. Le chef des conspirateurs, comment s’appelait-il déjà ? L’agent X., voilà !, semble revenir en grâce. On se demande s’il n’a pas été victime des élucubrations d’un mythomane. Pour ma part, je crois que tout le pays est victime d’une crise de folie soudaine, qui mériterait du reste une étude approfondie. Je vous avoue que je suis au bord de la dépression… »
J’assurais bien sûr le Docteur A. que je lui prêtais bien volontiers mon appartement, le temps qu’il puisse récupérer de toutes ses émotions. Il devait de toute façon repartir dans une semaine, rejoindre son mari sur son chantier de fouille. Il me remercia profusément et resta assis sans mot dire, regardant son verre d’un air abattu. Son visage avait toujours eu quelque chose de méphistophélique ; on l’aurait assez aisément imaginé en sorcier ou en Baron Samedi. Mais son caractère à présent inexpressif, ses sourcils brusquement immobiles, cette vague moue qui remplaçait la volubilité ordinaire de ses lèvres, tout lui donnait une apparence nettement moins maléfique : au contraire, malgré son long corps maigre, son visage dur, je lui trouvais soudainement un air d’enfant grave et légèrement inquiet. Je réprimais un instant de culpabilité et, décidé à lui remonter le moral, lui demandait des nouvelles de sa fille. Le sourire lui revint comme par magie et il fut à nouveau le plus heureux et le plus bavard des hommes. Pour le faire taire, après quelques heures, je l’invitais au théâtre.