Connaissances
Publié le 08.11.2014
Cher journal,
Mon extrême longévité ne va pas sans quelques inconvénients. Si je crois avoir maintenu la plupart de mes facultés intellectuelles, et si je suis parvenu à rester capable de surprise après bientôt trente siècles au moins, j’avoue que la mémoire commence à me manquer un peu. Ou plus exactement, elle souffre d’être le champ de bataille perpétuel entre le camp de mes certitudes et mes sentiments, d’un côté, et mon désir de sincérité de l’autre. Rien d’inhabituel à cela, certes !, mais ici le phénomène est exacerbé par la durée de la guerre. Je m’en aperçois régulièrement en constatant que je ferais un exécrable historien. Régulièrement, je tombe sur quelques volumes de tel ou tel spécialiste d’une époque révolue où j’ai eu la chance de connaître quelques figures qui ont laissé des traces. Chaque fois, je suis le premier surpris de ce que je lis ; rien n’y correspond à mes souvenirs.
En lisant par exemple, que Laurent de Médicis était en réalité assez piètre gestionnaire, je suis obligé de reconnaître que la banque n’a pas tant profité de sa gestion. Mais pour l’avoir connu de près, il m’avait donné l’impression toute contraire. A l’inverse, la mode semble aujourd’hui de vouloir à tout prix lui reconnaître une âme d’artiste et de penseur, sous prétexte qu’il a laissé quelques écrits – mais pour ma part je m’en souviens en la matière comme d’un rustaud ayant pondu de mauvais vers et un médiocre essai. J’affirmerais bien que, pour avoir servi Laurent pendant dix ans, je sais de quoi je parle. Mais que pourrais-je répondre à ceux qui ont fouillé sa correspondance, refait ses livres de comptes, lu les recommandations de ses médecins ? Ils connaissent mieux le passé que je ne connaissais le présent. Si, de mon modeste point de vue, Alcibiade était un ami loyal, Robespierre un hôte sensuel, Daoguang un remarquable stratège, Churchill un modèle de sobriété et Malraux modeste, rien ne semble confirmer mon expérience.
J’ai un jour sauvé la vie du colonel Marney, par un hasard complet. Il se montrait, à mon égard, l’homme le plus reconnaissant au monde ; et toujours m’affirmait que je ne trouverais pas d’ami plus dévoué et plus sincère que lui. A tout propos, à tout moment, il répondait à mes questions, me jurait me devoir toujours une honnêteté absolue lorsque je l’interrogeais, et ne vouloir avoir aucun secret pour celui qui l’avait tiré de la noyade. Ces effusions me gênaient plus qu’autre chose, mais un jour, je le vis rédiger à la va-vite une petite note qu’il s’empressa d’enfouir dans une enveloppe, se dérobant à ma vue autant qu’il le pouvait. Je ne pus qu’entrevoir écrit dessus la forme de papillon d’un W en majuscule, et je ne sus jamais qui, aide de camp, ami plus cher que moi-même ou maîtresse, devait recevoir ce message. Et de fait, je ne connaissais guère le colonel Marney, et à sa mort lorsqu’on vint me demander de dire quelques mots, je me trouvais incapable de dire autre chose que des banalités.
Mais les pauvres historiens que j’ai pu côtoyer, à qui la plupart du temps je cache soigneusement ma longévité sans quoi ils me harcèlent de questions, sont souvent persuadés qu’ils ne connaîtront jamais réellement leur sujet, sinon par les quelques traces qu’ils ont pu relever. Je ne parviens que rarement à les convaincre que l’âme véritable des gens se trouve précisément là, et tout particulièrement dans leurs écrits ; que l’enveloppe du colonel cachait aussi bien un message que celui qu’il était réellement. Non que les écrits soient sincères – cher journal, je serais bien mal placé pour affirmer une chose pareille – c’est simplement qu’un mensonge écrit est toujours à-demi avoué, ou au moins sera perceptible avec le temps, qui agit sur nos restes comme un révélateur sur les encres invisibles. Ce n’est pas la vieille idée selon laquelle nous arrivons toujours aux choses les plus importantes qu’en les examinant de façon indirecte, principe selon lequel le rétroviseur serait en quelque sorte la pièce la plus philosophique d’une voiture. Au contraire, on ne pourrait sonder de façon plus immédiate une personne en lisant ce qu’elle a choisi d’écrire. On trouverait difficilement une idée plus rassurante que celle-ci, qui nous promet un antidote à notre profonde superficialité.