Marche

Publié le 17.01.2015

Cher journal,

La première surprise tenait à ce que les gens, écrasés les uns contre les autres, se souriaient quand dans n’importe quelles autres circonstances, ils auraient commencé à se chamailler. Notre destination était déjà injoignable, nous dûmes faire une partie seulement du trajet. Dans les rues petit à petit de plus en plus encombrées, jusqu’à n’être plus que des artères bouchées, on voyait, accrochés aux lampadaires comme ils l’auraient été il y a quelques siècles, une jeune femme ou un jeune homme pour agiter une pancarte ou contempler la foule, penchés avec un air à la fois grave et arrogant. En dessous, une vieille dame insultait un automobiliste qui cherchait à faire demi-tour.

Right Hon. montra du doigt une ruelle un peu moins peuplée, qui s’entortillait entre deux avenues, pleine des vieilles arches d’un autre temps. En nous faufilant dans les ruines invisibles de l’ancienne prison, nous finîmes à notre tour enfermés dans l’une des matrices du cortège.

Tandis que nous restions là, immobiles, je reconnus, quelques rangées devant, le visage rouge et tout arrondi d’un insupportable habitant de ma rue que le hasard avait à nouveau placé à quelques mètres. Nous avancions tous les quarts d’heure d’un ou deux mètres. De temps en temps, des cris, des chants, une liesse un peu étonnante, mais qu’il ne m’appartient pas de juger. Des applaudissement se propageaient jusqu’à nous, venus de l’avant ou de l’arrière, mais leur cause nous paraissait presque toujours inaccessible.

Après plus d’une heure d’immobilité, parurent à la fenêtre du dernier étage deux ronds personnages. Le premier, battant des mains en rythme, se mit à scander le nom de l’heure, repris aussitôt par la foule. Il avait l’air d’un marionnettiste grotesque. A côté de lui, l’autre rondouillard, un cigare à la main, singulièrement narquois, ne disait rien. Puis le premier sortit d’un bol des bonbons qu’il jeta au public. Une armée de bras les saisit au vol. Enfin, après tout cela, par série de signaux, de vagues consignes, d’imitations et de lassitudes, les corps se retournèrent et firent demi-tour, nous avec.

Les passants sur le retour me donnèrent l’impression d’être plus graves. Beaucoup marchaient sans rien se dire. Pour ma part, je me débattais intérieurement avec un sentiment d’inutilité qui finit par céder sa place au chagrin, lequel tenait dans mon coeur comme dans tant d’autres une place prépondérante depuis quelques jours.

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