Destination

Publié le 02.02.2015

Cher journal,

Je vis en ce moment dans une ville où les touristes abondent. Cela ne présente pas que des avantages, mais je crois que cela me manquera le jour où j’irais habiter ailleurs, dans une contrée moins visitée. Bien sûr, cela signifie des avenues encombrées, d’incessantes questions posées avec une courtoisie variables, des musées où il faut jouer des coudes. Mais ces quelques inconvénients sont bien peu de choses en échange des innombrables avantages de la situation.

La présence de touristes dans une ville produit cet effet magique de repeindre continuellement en couleurs exotiques les rues trop familières. On prend le même chemin tous les jours, puis, par hasard, on surprend une conversation dans une langue inconnue; nous écoutons cet échange; à l’évidence, le couple discute du chemin à suivre pour la journée; et ils parsèment toute leur conversation du nom de tous les lieux bien connus, qu’ils prononcent avec un accent chaque fois différent. Ma propre rue, quand j’entend ces visiteurs, l’un consultant son plan, l’autre scrutant les murs à la recherche d’une plaque, paraît une adresse mystérieuse et lointaine.

Le tourisme offre également l’occasion de montrer une grande âme pour un coût modique; indiquer un itinéraire, expliquer le fonctionnement d’une ligne de métro, trouver le chemin d’un hôtel, autant de service en fin de compte minimes et bien plus simples à rendre que la majorité des autres demandes auxquelles l’existence sociale nous soumet.

Mais il existe, pour un esprit comme le mien, un intérêt supplémentaire. Il me faut d’abord expliquer le mal dont je souffre; rien ne m’est plus douloureux que de voir quelqu’un ou quelque chose, sur le point d’entamer un voyage ou déjà au beau milieu de son trajet, sans connaître sa destination. Mon itinéraire matinal, à ce titre, est un supplice. Sur une petite place au-dessus de chemin de fers, je vois passer des trains dont je ne sais jamais où ils se rendent. Le plus souvent, à l’heure où je passe à cet endroit, on voit quelques facteurs tirant l’espèce de hotte dans laquelle ils transportent les lettres. Souvent, je peux en voir deux côte à côte, discutant avant de bifurquer, qui ressemblent aux nourrices du quartier qui font de même devant leurs poussettes. A l’intérieur, je peux voir les enveloppes, les prospectus, les colis dont j’ignorerai toujours la fin. Même l’alignement des poubelles, dont je sais qu’on ira emporter leur contenu vers quelque décharge inconnue, réveille en moi cette insatiable curiosité.

Mais les touristes font à l’inverse mon bonheur : je connais leur destination, puisque je m’y trouve déjà. Je devine, dans la plupart des cas, d’après le quartier où je les croise, où ils se rendent. En un sens, je voyage presque avec eux. A peine les ai-je croisé que je devine déjà le point d’orgue de leur journée, et voir la ville avec leurs yeux moins blasés que les miens.

Je crains que ces quelques remarques trahissent, cher journal, que je suis en quelque sorte le contraire d’un aventurier, et que les visiteurs étrangers me donnent la dose minimale de hasard qui me suffit si amplement. Mais voilà le paradoxe dans lequel je me trouve; il me faudrait déménager pour m’affamer et être enfin à même de ressentir un véritable écoeurement devant ma vie sédentaire. Seulement alors peut-être m’habituerai-je à ne pas connaître les terminus - à commencer par le mien.

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