Regrets
Publié le 30.03.2015
Hyperborée
Cher journal,
Je ne souffre pas outre mesure de mon extrême longévité. Comme, à la longue, on s’habitue à tout, on s’habitue sans trop de peine à ne pas mourir. N’aller qu’aux enterrements des autres et repousser toujours le sien présente quelques désagréments, mais dans l’ensemble, j’estime ne pas être à plaindre. Je dois pourtant confesser souffrir, à chaque génération, de ceux qui croient être un peu vieux et qui, au maximum, dépassent à peine le siècle d’ancienneté. La jeunesse - ou disons au moins l’âge mûr ! - éternels vous condamnent à affronter les armées toujours renouvelées de la sénescence. Je suis bien sûr mal placé pour condamner le grand âge; mais à force, j’avoue ne plus en pouvoir d’entendre, chaque fois, l’éternelle rengaine du bon vieux temps.
J’ai pu entendre regretter à peu près toutes les époques, toutes les jeunesses et tous les régimes, sur tous les tons, avec toutes les excuses et les prétéritions, ou les certitudes les plus arrogantes. Ma réponse toute martiale à ce type de propos repose sur l’armurerie sobre du sourire et de la patience. Mais je méprise la majorité de ces nostalgies tardives, car, plus vieux que tous, je sais bien qu’aucune période ne pourrait espérer soutenir la comparaison avec le temps d’Hyperborée, civilisation qu’on pourrait qualifier aisément de parfaite si elle ne s’était pas effondrée.
Tu me soupçonneras peut-être, cher journal, de regretter à mon tour l’époque de ma jeunesse. Le fait est que ma mémoire ne brille guère en-deçà, que je ne me rappelle guère ce qui est venu avant, sinon, comme pour tous les souvenirs les plus anciens, par des images ou des sensations rapides et incompréhensibles; parfois on s’endort devant un film, on se réveille brièvement, quelques instants, on voit un lambeau d’intrigue, un dialogue, un plan, auquel on ne comprend rien. On essaie, en vain, de recoudre tout cela au peu qu’il nous reste des premières scènes, on se concentre sur le visage d’un personnage, on recherche son nom, mais le sommeil gagne toujours la partie et on se rendort. Le lendemain, nous reste seulement le souvenir embrouillé d’une chasse dans la forêt, où des personnes sans visages débattent avec des mots inconnus.
Mais du film d’Hyperborée, je garde un souvenir bien plus net, bien plus exact. Je ne sais trop quand j’y suis arrivé; mais je suis resté jusqu’à la fin magnifique, et de peur que cette contrée de ma mémoire, à son tour, soit victime d’une évaporation, il vaut mieux que je te les confie. Et si, à mon tour, je dois céder à l’illusion de l’âge d’or, au moins celui d’Hyperborée appartient déjà de toute façon aux légendes, et ses enluminures ont été décapées pour les recouvrir des horreurs qu’un mauvais goût très sûr sait si bien produire. Ce qui en reste, chez les antiques comme chez les modernes, est un tissu d’ânerie - mais, soyons juste, déjà au tant de Mu et d’Aztlan, on s’en faisait une idée fausse. Je voudrais, pour ma part, dire la vraie histoire.