Causes

Publié le 01.04.2015

Hyperborée

Cher journal,

La Société des Débats, après cette annonce fracassante, demeura silencieuse quelques instants. Après quoi on convint de délaisser pour l’heure la question de la température - qui se trouva donc figée au froid le plus rigoureux - malgré les plaintes de la cohorte des animaliers, qui durent les jours suivants rapatrier les antilopes du continent vers des terres plus chaudes et faire revenir les manchots qu’on avait exilé.

Kazikar restait au milieu de l’assemblée, ayant ôté sa petite toque qui couvait un nid de cheveux blancs, la neige fondant peu à peu sur ses souliers. Elle appartenait à cette catégorie de vieilles personnes chez qui l’âge se manifeste de façon purement superficielle ; il peut accoucher des rides, dépenailler une tête, courber un dos, rien ne semble pouvoir leur donner l’air d’ancêtres, comme si une illusion d’optique s’opérait. Il donne quelques signes de vieillesse, mais n’est pas parvenu à créer une impression d’ensemble. Pleine de dignité, elle attendit que l’assistance se décide à obtenir d’elle plus d’informations.

D’un peu partout dans l’assemblée, la même question descendit jusqu’à elle : “Pourquoi” ? Il ne fallut qu’une demi-douzaine de secondes avant que, sans attendre sa réponse, des hypothèses se formulent dans la salle. Qu’on ne se figure pas la Société des Débats comme une des assemblées du monde moderne; seule sa forme familière d’amphithéâtre l’en rapprochait. Pour le reste, l’ambiance générale ne souffrait aucun protocole. Il n’existait pas de règles de placement ou de code de conduite; certains s’allongeaient sur plusieurs gradins, d’autres jouaient de la musique, quelques-uns restaient dans un coin de la pièce et buvaient à la bouteille, parfois en chantant lorsqu’ils avaient été un peu trop généreux avec eux-mêmes. A vrai dire, le tout donnait bien plus l’impression d’un immense café, où il fallait crier pour se faire entendre.

Personne ne parvint donc à entendre la première réponse de Kazikar au milieu des cris alentours. Lorsqu’enfin on parvint à obtenir le silence général, elle se lança dans une explication fort complexe sur les équilibres astraux. De ce long discours qui, sur le moment, avait brièvement piqué ma curiosité, je ne peux rien retranscrire. Mais au milieu de son discours, certains se levèrent et, agitant le poing, discutèrent tel ou tel élément de cosmologie; d’autres voulurent les faire taire; enfin, une foule de petits groupes commença à s’éparpiller, affirmant que ce n’était certainement pas dans l’observation du ciel que nous trouverions la cause du problème, qu’il fallait se pencher qui sur la volonté divine, qui sur les courants telluriques, qui sur la disparition récente d’une couleur du spectre chromatique.

On pourrait croire à la relation que je viens d’en faire que l’assemblée cédait à une certaine panique; il n’en est rien. Il s’agissait de la marche normale de cette institution, et au contraire, la perspective de la disparition de la source d’énergie principale d’Hyperborée, sur le moment, fût accueilli comme tous les autres problèmes.

Moi-même, je n’y prêtais du reste pas beaucoup d’attention. Je préparais alors une expédition sous-marine, qui visait offciiellement à démontrer une hypothèse audacieuse sur la Laurasie, à la demande de géologues. A vrai dire, la formation des continents ne m’intéressait pas réellement - je ne devais m’intéresser à ce premier sujet que des milliers d’années plus tard, quand il refît surface - mais j’avais mes propres raisons, bien plus égoïstes, d’aller racler le plancher océanique, et j’avais là le prétexte idéal.

Entrée suivante Entrée précédente