Oscillations

Publié le 31.03.2015

Hyperborée

Cher journal,

A cette époque on voyait deux lunes dans le ciel. Seule la première est restée. La seconde, plus sombre et bleûtée, figurait sur les blasons d’Hyperborée et l’ensemble du pays lui vouait un culte. On en tirait une magie si ésotérique, si sophistiquée et si puissante qu’on ne saurait la distinguer tout à fait de la technologie. Cette seconde lune, au reste, produisait sur l’ensemble de la terre des phénomènes étranges et dont les explications scientifiques m’ont toujours profondément ennuyé; mais les marées, des centaines de milliers d’années avant aujourd’hui, ne se ressemblaient jamais et garantissaient à l’observateur des surprises, les côtes se couvrant d’un seul coup de geyser, les mers saisies de convulsions soudaines, les océans prenant leur congé sans crier gare pour revenir aussi brutalement quelques heures plus tard.

La société hyperboréenne fut construite à l’image de cette nature capricieuse, et se caractérisait par son exceptionnelle mobilité. Si je retrace ma propre carrière, je fus tour à tour chorégraphe des cérémonies nocturnes, poseur de fenêtres, secrétaire personnel du sorcier Mezzamalech jusqu’à sa disparition soudaine, décorateur de cadavre, ministre, entomologue, scaphandrier puis, à la toute fin, vagabond, mais à ce moment là ce fût plus ou moins l’occupation universelle de la population. Mais en réaction aussi à ces mouvements incessants, un esprit singulièrement contemplatif dominait le tempérament local; et plus que tout, nous adorions les longues conversations théoriques et abstraites, où la stérilité et l’aporie, loin d’être des défauts, représentaient au contraire un gage de qualité et de plaisir.

Comme la magie troublait la ligne qui sépare la théorie de la pratique, ces débats constants entre différentes options philosophiques finissaient tout de même par revêtir une certaine importance. Un enchanteur pouvait surgir et tirer de sa manche une nouvelle loi de la physique qui, tout à coup, s’appliquerait - les plus vieux prétendaient ainsi que, dans leur jeunesse, la gravité n’existait pas, que tout le monde flottait, et que c’était tout de même mieux ainsi. Mais comme l’humour hyperboréen reposait sur des mensonges éhontés, je crois qu’il ne faut pas prendre ces paroles trop au sérieux.

Les choses commencèrent à se gâter lors de la Querelle des Thermomètres. Un couple d’astrologue venait d’inventer la température, et tout le pays se disputait pour savoir ce que pourrait être le climat idéal, chacun selon ses critères. Un mouvement unifiait les esthètes et les géomètres pour plaider la cause du grand froid et de l’hiver perpétuel ; les premiers, parce qu’ils trouvaient à cette saison un charme qui collait au goût contemporain de l’épure, les seconds parce que d’après leurs calculs, les latitudes hyperboréennes exigeaient les rigueurs du froid. A l’inverse, les frileux, les nudistes, les amateurs de cannelle, et beaucoup d’autres soulignaient les aspects pratiques de la chaleur. Comme l’opinion majoritaire variait sans cesse, nous avions des jours glacés suivis de semaines torrides. Pour ma part, je me trouvais dans le camp des métabolismes fragiles qui voulaient bien supporter le gel ou la sècheresse, à condition qu’on veuille bien se décider une bonne fois pour toute et nous épargner un perpétuel chaud-froid.

Alors que, chaque jour, de nouveaux pamphlets paraissaient pour défendre les mérites de telle ou telle thèse, la grande astronome Kazikar interrompit brusquement la réunion de la Société des Débats, qui tenait lieu de parlement, pour nous informer que la Seconde Lune commençait à devenir transparente. Selon son extrapolation, il nous restait six mois avant la disparition totale du satellite auquel nous devions à peu près tout.

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