Bras

Publié le 09.04.2015

Hyperborée

Cher journal,

Les yeux plus hauts que larges des sélénites s’étirèrent encore plus, et le roulement brutal de leur pommette laissait deviner une certaine panique; ceui des deux qui nous avait découvert se leva soudainement et, d’une voix moins chevrotante que par le passé, nous ordonna de sortir immédiatement. Nous eûmes à peine le temps d’enfiler nos scaphandres et nous quittâmes au pas de course le bungalow. Je profitais à peine des quelques instants de pseudo-atmosphères qui nous restaient pour invectiver Palkrek dont le manque absolu de délicatesse avait provoqué ce malheureux incident.

Il fallut faire demi-tour, et revenir à notre point d’arrivée sur la Lune. J’installais à nouveau la petite lunette et l’observais longuement, dans l’espoir de trouver une origine à sa dissipation. Tout ceci me prit une ou deux heures, durant lesquels je prenais des notes sur l’absence de phénomènes explicatifs. Je travaillais de façon machinale, me concentrant sur l’étrangeté d’un silence total, sans le plus léger bourdonnement, contre lequel mes oreilles se révoltaient. Puis, mon oeil également fatigué du bleu épuisant de la Seconde Lune, et l’autre de rester constamment clos, je me relevais avec l’intention de demander à Palkrek, en langage de signes, de me remplacer. Mais en me retournant, je m’aperçus que le jeune homme était allongé sur le sol, immobile. Je crus d’abord que l’ennui l’avait amené à faire une sieste. Je le secouais aussi fortement que la gravité et son scaphandre me le permettaient. Il me fallut encore une minute avant de me rendre à l’évidence. A travers le grillage et la vitre embuée de son casque, je pus voir un visage gelé sur lequel était curieusement aposé un petit sourire en coin. Je retournai le cadavre, et examinai, à l’arrière du scaphandre, les petits tubes mystérieux qui fournissaient l’oxygène. Ceux-ci, d’ordinaire rougeoyant sous l’influence des ondes de la Lune cobalt, avaient perdu toute couleur et s’effritaient au toucher.

Je tremblais. Si la mort de mon camarade s’expliquait par l’affaiblissement progressif des effets de la Seconde Lune, je risquais d’en être la prochaine victime. Je songeais brièvement au couple de sélénites dans leur bungalow, et à la possibilité de les prévenir. Mais plus encore, je m’aperçus que je n’avais aucune idée de comment revenir sur Terre. Doté depuis toujours d’une grande faculté psychosomatique, je commençais à avoir du mal à respirer; mais rien ne me permettait de vérifier l’état de mes propres tubes, le scaphandre ne permettant pas une telle souplesse. Tandis que je haletais, je titubai à reculon, et, mon pied heurtant une irrégularité du sol, tombai sur les fesses.

Je cherchai désespérément à retrouver ma respiration; ma main, qui s’agitait au hasard, se crispa autour du poignet de Palkrek, allongé près de moi; puis, d’un seul coup, je ne vis plus rien. Je songeai qu’il devait s’agir du début de la fin, d’un effet secondaire du manque d’oxygène. Mais ne relevant aucun autre signe de décès, presque vexé, je finis par me relever, tirant avec moi le cadavre; et comme, halant ainsi mon compagnon, j’avais l’impression de me tirer moi-même, de ne plus me mouvoir que par mes doigts accrochés, me manipulant comme si j’étais ma propre marionnette. A tout autre moment, ce sentiment m’aurait inquiété; mais au contraire, j’éclatais de rire en comprenant que ma chute si peu gracieuse devait être une espèce de sésame, capable d’ouvrir à nouveau les portes vers le plan éthéré.

Après une longue marche fort pénible, où d’une même poigne, je tirais mon corps et celui de Palkrek, je regagnais Hyperborée, repassant sous le portique même d’où nous étions partis. Papillon m’accueillait, les bras grands ouverts; je m’y effondrais, protégé de toute visite de ses parasites grâce au scaphandre. Je pouvais enfin relâcher la crispation de ma main et laisser le corps de Palkrek choir doucement, lui offrant une meilleure étreinte, la gravité de sa planète natale.

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