Critique

Publié le 10.04.2015

Hyperborée

Cher journal,

Papillon me laissa à peine prendre du repos. Après le rapide enterrement de Palkrek dans son jardin, il consulta mes maigres notes, s’amusa de la présence d’une autre espèce sur la Lune, et me demanda de le laisser s’enfermer chez lui pour rédiger un petit mémoire sur la disparition du second satellite. J’eus juste le temps d’apprendre de lui que ce petit voyage, si court en apparence, avait tout de même dévoré sans que j’en ai conscience deux semaines terrestres.

Pendant tout ce temps, aucune des explications avancées à la Société des Débats n’avait pu convaincre même une petite minorité de l’assemblée. Jour après jour, les orateurs se succédaient, formulant des hypothèses plus ou moins sérieuses. Certaines paraissaient si fantaisistes et improbables qu’une foule d’hyperboréens s’y précipitaient pour le plaisir de les entendre. Des groupes se formaient, donnant plusieurs critères d’appréciations esthétiques des théories variées qui se produisaient devant l’assemblée; les uns privilégiaient la puissance comique, d’autres le caractère absurde de la thèse. Deux jours après mon retour de la Lune, un groupe composé d’esthètes, de scientifiques et de religieux, après de nombreuses réunions collectives, mis au point une grille d’évaluation extrêmement complexe, et se vanta de disposer désormais d’un moyen infaillible de savoir quand nous entendrions enfin la bonne explication. Le lendemain, des amis vinrent me demander de participer aux réunions de travail d’un groupe rival visant à dénoncer ce système imparfait et formuler une meilleur grille critique. Bref, une nouvelle discipline scientifique venait de naître.

Je fuyais ceux qui voulaient en faire une étude sérieuse, et me précipitait dans le groupe de ceux qui se contentaient d’applaudir joyeusement les propositions les plus aberrantes. Nous avons salué celui qui estimait que la Seconde Lune souffrait d’une intoxication éthylique lié à des vents solaires chargés en alcool; celle-là, venue affirmer à la tribune que ce que nous prenions pour une évaporation tenait en réalité à une inflexion de la musique des sphères, l’astre ayant opté pour un decrescendo d’où venait cette impression de diminution; au pire, nous aurions ensuite un ou deux silences, puis le retour à une phrase musicale plus endiablée; ou encore ces médecins qui proposèrent l’hypothèse audacieuse selon laquelle le satellite se portait comme un charme. A les croire, tout venait d’une épidémie de cécité sélective et rampante qui nous rendait peu à peu incapables de percevoir la Seconde Lune.

Il me faut ajouter une brève observation; personne ne vint accuser qui que ce soit, aucune espèce de guerre civile ne naquit de toute cette longue recherche. Bien sûr, les débats restaient animés, et de temps à autres, on devait bien composer avec une échauffourée occasionnelle. A cela, rien d’inhabituel. Mais je dois prendre un moment pour me souvenir, avec une certaine fierté, que personne ne se jeta la pierre; ce qui, pour moi qui ait eu la chance de voir passer un certain nombre d’apocalypses, distingue celle-ci de toutes les autres.

Lorsque la personne qui prenait la parole à la tribune nous paraissait ennuyeuse, mes amis et moi-même discutions tranquillement entre nous, ignorant les appels au silence de nos voisins. Le meilleur de ce groupe, le plus farceur, se nommait Bogal. Notre rencontre datait de l’époque où j’assistais le grand Mezzamalech; mon prédécesseur à ce poste, Bogal ne s’entendait plus avec le sorcier, et ces deux-là entretenaient des relations de détestation cordiale. Après la disparition de l’illustre magicien, lors de sa recherche des origines du monde, Bogal et moi nous liâmes d’amitié et nous échangions régulièrement des anecdotes sur les excentricités de notre ancien maître. Une après-midi où les débats s’éternisaient, je fît à mon ami le bref récit de mon voyage sur la Lune - rien ne l’excita plus que d’apprendre que notre vieille, grise et ennuyeuse première lune était peuplée, ne fût-ce que par deux personne. Après m’avoir écouté, il resta silencieux un moment, puis, me tirant par la manche sans prévenir, me glissa à l’oreille : “Je vais leur apporter une explication formidable”.

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