Délogement
Publié le 14.04.2015
Hyperborée
Cher journal,
Ce type d’incident, dans les jours suivant, se reproduisit plusieurs fois, à un rythme toujours croissant. Méthodiques comme à leur habitude, les hyperboréens voulurent d’abord en connaître la cause. Cette fois-ci, tout le monde tomba très vite d’accord pour adopter un modèle géométrique incontestable selon lequel l’atténuation des ondes lunaires devait fatalement mettre un terme à la majorité des édifices du pays. Tout le monde se félicita de cette découverte ; au plaisir de disposer enfin d’une explication s’ajoutait la possibilité d’évacuer les immeubles avant leur chute, sauvant ainsi la vie de la majorité de la population.
Malheureusement, quelques semaines plus tard, pendant que toutes nos villes se transformaient en jeux de dominos, nous dûmes faire face à une immense crise du logement. Peu à peu, des tentes s’élevèrent au-dessus des décombres, et dès que la coupole de la Société des Débats se fissura, avant que le corps central et les deux ailes de l’édifice ne se disloquent, on construisit une espèce de vaste yourte pour maintenir la même et perpétuelle séance, toujours à la recherche de l’origine du mal qui frappait la Seconde Lune. Mais jour après jour, notre maîtrise tyrannique sur la réalité s’émoussait peu à peu.
Le troisième mois, Papillon publia son mémoire, lequel énonçait simplement qu’il n’y avait pas d’explication. Ce propos fut jugé très sévèrement par toute l’opinion publique, qui y vit une provocation dont on se serait bien passé. Mais quelques groupes se décidèrent à fonder des sectes en l’honneur de la fin de la Lune. Vaguement millénariste, ces cultes servaient surtout de prétexte à de grandes festivités plus ou moins orgiaques selon les goûts des adeptes, qui venaient faire oublier les petites misères du quotidien dont le nombre se multipliait : les animaux chimériques qui se scindaient brutalement, doublant le nombre de bêtes mais les réduisant en des espèces bien plus ennuyeuses; les couleurs artificielles si amoureusement créées qui retournaient au verre bouteille, au gris terne, au blanc pâle; les palmiers géants au milieu de la tundra, maintenus en vie par des bulles chauffantes, qui tombaient, morts de froids au milieu des ruines; les breloques en éther qui explosaient d’un coup; les véhicules qui tombaient en morceaux; l’éclairage public qui, après des semaines de clignotement aléatoires, finit par ne plus fonctionner du tout; les prothèses qui tombaient au milieu d’un geste ou pendant le sommeil; la famine; la maladie; la soif; les épidémies; enfin, la disparition des reflets de cobalt lors des aurores polaires. Bien sûr, nous gardions la tête haute, mais on pouvait sentir çà et là un léger abattement.
Je m’étais confectionné une tente très confortable, où les appareils chauffants commençaient à ne plus fonctionner. Souvent des voisins, des amis passaient me rendre visite. Papillon avait disparu, sans doute mangé par ses poux. Bogal, passait quelque fois, mais une peste l’emporta. D’autres, qui allaient encore à la Société des Débats, venaient me tenir au courant des dernières hypothèses évoquées. Mais peu à peu, on voyait venir le moment où il n’y aurait plus d’orateurs pour venir exposer son idée; cela, plus que tout le reste, cariait les esprits, et provoquait, dans les conversations, de longs moments de silence gêné.
Mais il me semble qu’on doit insister sur l’ingéniosité dont chacun fît preuve. On pourrait croire que, gâtés par les émanations de la Seconde Lune, les hyperboréens mourraient comme des mouches d’un seul coup, lorsque la source se tarit; au contraire, ce fût un remarquable combat, et nul ne suscitait plus d’admiration que les magiciens et enchanteresses qui, du jour au lendemain, retroussaient leurs manches et cherchaient de nouvelles façons de survivre. Du reste, partout autour de moi, je voyais les gens chercher inlassablement; les quelques vieux qui avaient survécu cherchaient, dans leurs souvenirs, un indice qui nous aurait mis sur la bonne piste; la majorité d’entre nous, désormais sans emploi, consacrions notre temps libre à nous creuser la tête. Souvent, quelqu’un se levait, pris d’une inspiration soudaine, comme si on esprit s’était rempli d’un “et pourquoi pas… ?”. Mais toujours ou presque, il s’arrêtait net, et grimaçait - quelqu’un déjà, une ou deux semaines auparavant, avait reçu la même inspiration et était venu la présenter en vain auprès de notre assemblée. Les enfants eux-mêmes traçaient à la craie sur le sol des schémas, des hypothèses, et nous les écoutions comme les autres - souvent sans très bien les comprendre, à vrai dire.
La meilleure volonté au monde ne peut avoir raison de tout, et vint le jour où la Société des Débats fut totalement désertée. Le cinquième mois, quand la pleine lune devint un clin d’oeil, le continent sur lequel nous nous trouvions, qui tenait grâce à des charmes anciens, commença à disparaître à son tour. Des pans de terre explosaient, d’autres plongeaient brutalement sous la mer; parfois le sol tremblait; parfois le sol se contentait de disparaître sans signes avant-coureurs. Il fallût ajouter de nombreux noyés à la liste, déjà longue, des victimes. Les tentes se changèrent rapidement en navires de fortunes, chacun allant là où bon lui semblait, et les hyperboréens cessèrent d’être un peuple.