Déménagement
Publié le 13.04.2015
Hyperborée
Cher journal,
Quelques jours plus tard, dans la file de ceux qui, au pied de la tribune, attendaient pour venir énoncer leur thèse, on trouvait une créature extraordinaire, sorte de légume ou de tubercule animal, dans une robe pourpre du plus bel effet, avec, au sommet de son crâne légèrement cônique, deux grands yeux protubérants. A cette époque, les canons anatomiques n’existaient guère, et si la majorité des gens se contentait du corps reçu à la naissance, on croisait de temps à autres des originaux modifiés par la magie, la chirurgie ou les deux. De telles altérations ne se croisaient cependant pas tous les jours et mettaient chacun au supplice, personne ne voulant se faire remarquer en pointant du doigt l’énergumène, et tout le monde de se demander si, tout de même, la créature qui attendait patiemment dans la queue tenait du genre humain. Ce petit événement assurait à ceux qui passaient avant elle un auditoire pour le moins distrait.
Enfin, l’étrange personnage vint à la tribune et se présenta comme le représentant d’une espèce extra-terrestre habitant la Seconde Lune - je ne me souviens malheureusement plus du nom délicieux choisi pour qualifier ces êtres-légumes. “Je viens en paix vous communiquer une nouvelle importante… notre peuple m’a élu ministre plénipotentiaire car nous avons pensé préférable de vous annoncer les choses en personne. Voilà. Cela fait plusieurs millénaires maintenant que nous sommes là, sur la petite boule bleue près de la vôtre. Croyez bien que nous apprécions beaucoup votre voisinage, et nous n’avons jamais eu à nous en plaindre. Cela dit, voilà, nous nous ennuyons beaucoup parce que notre astre est tout petit et peu variés, alors notre divertissement principal réside dans la contemplation du vôtre ; mais il faut bien dire qu’au bout d’un moment, même votre planète finit par perdre de ses charmes. Vous n’y êtes pas pour grand chose, allez ; mais pour notre part, c’est que nous dépérissons, à force de voir toujours la même chose. Bref, on m’a bien demandé de ne pas tourner autour du pot, donc autant vous l’annoncer franchement : nous déménageons. Depuis plusieurs semaines, nos ingénieurs installent de grands pylônes qui vont peu à peu dématérialiser notre petit chez-nous et nous faire réapparaître ailleurs. Nous allions mettre les dernières touches à cette formidable installation quand certains se sont dit que, tout de même, ça ne se faisait pas de partir sans vous expliquer un peu pourquoi nous creusions un petit trou dans votre ciel… Et voilà qui vous explique pourquoi je suis là : pour honorer leur louable sentiment, et vous mettre au courant ! Si vous n’avez pas de questions, on m’attend là haut, et je vous avoue que j’ai un peu peur de rater notre départ…”
L’assistance contemplait bouche-bée le petit être violacé qui venait de s’exprimer ainsi. Le manque d’expérience en matière de rencontres interstellaires réprimait chez chacun l’envie d’assaillir la créature de questions. Mais une personne se leva au milieu du public et s’écria : “Nous savons enfin pourquoi !”. Des cris de joie accueillirent ce constat, tandis que quelques uns, encore sous le choc, se grattaient la tête d’étonnement. Au milieu des grands sourires, et des médecins qui discutaient entre eux des questions à poser à notre visiteur avant son départ, l’orateur extra-terrestre commença à convulser sous les yeux de tous, plongeant à nouveau la salle dans le silence. Finalement, la créature explosa dans un nuage de fumée, au milieu duquel apparut peu à peu - comme commençaient à s’y attendre tous ceux qui le connaissaient un peu - la tête hilare de Bogal.
Passé le moment de la surprise, la foule éclata à son tour de rire, et tout le monde grimpa vers la tribune pour lui serrer la main, le remercier de cette excellente plaisanterie. Quelques grincheux, furieux d’avoir été pris au piège malgré l’énorme invraisemblance de la chose, tournèrent le dos, mais la plupart des gens félicitèrent Bogal, l’appelèrent le meilleur des acteurs, lui donnèrent du chapeau.
Un mois entier s’écoula ainsi, entre les farces et les moments passés à savourer telle ou telle hypothèse invraisemblable. Lorsque je n’en pouvais plus d’étouffer au milieu de la foule qui se pressait à la Société des Débats, j’allais me promener dans les allées de la capitale. Je venais souvent m’accouder sur la ballustrade d’une petite rue posée comme au-dessus d’une autre, offrant une vue que j’aimais particulièrement. Laisse moi préciser, cher journal, que l’architecture hyperboréenne, forte de techniques invraisemblables, permettait des outrances dont les praticiens savaient malgré tout ne pas abuser. Le goût dominant plaidait contre toute forme rigide et droite, et les constructions se libéraient ainsi de la gravité et d’autres règles physiques, de telle sorte que les villes du continent ressemblaient souvent à l’atelier d’un souffleur de verre, ou d’autres fois à une prairie où chaque immeuble paraissait un brin d’herbe courbé par le vent. A certains étages seul s’ouvrait le vide en-dessous de soi, et à peine une tige au-dessus pour soutenir le tout. Quelques siècles plus tard, quand on se remit à construire des immeubles et que ceux-ci ressemblaient bien plus à ceux d’aujourd’hui, je constatais du reste que ce qu’on perdait en originalité, on y gagnait beaucoup en confort. Mais, de l’extérieur, rien ne méritait autant la contemplation que les ouvrages urbains d’Hyperborée. Tandis que je me tenais ainsi à mon endroit favori pour admirer une maison dont la forme ondoyait tout particulièrement, j’eus le sentiment qu’elle se mettait véritablement en mouvement; alors que j’allais crier au miracle, tout le bâtiment s’effondra, réduit à une pile de verroterie, métal et bibelots.