Sels
Publié le 17.04.2015
Cher journal,
Ces derniers jours consacrés à me souvenir de mes meilleures années ne me paraissent, rétrospectivement, guère raisonnables. Du reste, trop souvent, je ne te nourris d’aliments passés, de vieux souvenirs, d’anciennes histoires; sans réfléchir assez, auparavant, aux vertus d’une mauvaise mémoire. Je crois faire, en somme, un bien mauvais usage de toi, en associant chaque jour présent à un de ses ancêtres. Je suppose que cette invasion continuelle du passé ne peut se séparer du grand âge. Sans doute, du reste, la maturité commence avec l’assaut incessant des mauvais souvenirs - et atteint sa propre éclosion lorsque nous devenons à même de le repousser.
La capacité si spontanée que manifeste notre cervelle à produire un worst-of de ses expériences est un mystère que nous ne tirerons, je crois, jamais au clair. Si cette expérience paraît l’une de plus communes qui soit, chacun semble s’en accommoder fort différemment. Les plus stoïques refusent à la fois de s’y soustraire et de s’accabler. La majorité se situe entre ces deux excès. Tu auras compris, cher journal, que je suis un stoïque raté, et qu’à bien des égards, tu es souvent le résultat de mes échecs en la matière. Pourtant, chaque année qui se produit me rend moins pessimiste par nature, et l’âge rend plus solide les racines de mes vignes intérieures.
Même l’expérience, ou la folle gaieté de la vieillesse, ne peut arrêter tout à fait ces effluves naturelles de la mémoire. Celles qui nous remontent ne tiennent du reste jamais aux moments d’anéantissements, à nos plongées réelles dans le désespoir - par un tri invisible, une espèce de sagesse inconsciente, les mauvais passages repêchés par la bile relèvent plutôt d’échecs, d’erreurs ou d’affronts mineurs, insignifiant quand on les examine de près, mais qui sans doute réussirent à nous laisser d’une manière ou d’une autre une de ces cicatrices qui ne disparaissent pas.
Dans cette mauvaise marée, quelques épisodes particuliers reviennent presque toujours, plus indélibiles que les autres. Souvent, depuis peu, je me rappelle ce matin où je faisais la queue dans une quelconque bibliothèque. Derrière moi se tenait une très petite fille, soignée comme on en voit peu, avec un col aux bouts arrondis et des barettes dans les cheveux. Je regardais distraitement la file d’attente derrière moi quand, levant les yeux pour atteindre les miens, elle me demanda avec une méchanceté que je ne m’explique pas : “Sais-tu que tu es très laid ?”. Je mettais d’abord cette question sur le compte du manque de tact si caractéristique des enfants, mais la formule et la voix, rapidement, m’assurèrent qu’il y avait là une cruauté tout à fait volontaire. Sans doute parce que je ne m’attendais pas à un coup si brutal, je me trouvais incapable de répondre - et n’en eût pas le loisir, puisque vint mon tour de retirer mes livres. Je n’eus, en guise de consolation, que le mélange de gêne et de commisération de la bibliothécaire, dont les oreilles si sensibles au moindre bruit, déformation professionnelle, avaient entendu le propos. Quand je la quittais, elle changeait de regard pour une variante très sévère, destinée à la jeune insolente qui, passée à autre chose, ne comprit probablement pas l’accueil peu aimable qui lui fut réservé.
Je suppose que la persistance de cet incident ridicule dans ma tête, résistant à toute expulsion, révèle surtout ma vanité. Plus que l’insulte, c’est sa forme interrogative qui assure à ce souvenir sa longévité - car le plus mortifiant, à tout prendre, me paraît encore qu’on suggère que, non content d’être imparfait, je pourrais ne pas en être conscient. Mais, cher journal, c’est décidément assez d’obsessions sur les événements anciens; et de peur de t’enlaidir, toi, je vais essayer les jours prochains de me concentrer un peu sur le présent.