Calice

Publié le 20.04.2015

Cher journal,

Depuis plusieurs jours, il me devient difficile de faire la différence entre la ville et moi-même. Je ne t’ai jamais caché mon côté sédentaire - mais il ne s’agit pas ici d’une inquiétante fusion entre le calcaire blanc des pierres de taille et de mon organisme, ni du reste de l’apparition d’une vie singulière et secrète des immeubles. On reconstruirait toutes nos capitales sur les toits d’une forêt, elles resteraient des sculptures utilitaires qui n’ont de vie que dans leurs parasites. Mais, sans chaleur biologique propre, les villes n’en ont pas moins une conscience et un esprit, par destination comme disent les juristes, et de temps à autres, nous commençons sans tout à fait nous en apercevoir - sauf folie manifeste - de longues et lentes conversations avec leur grand et invisible cerveau.

Mon entrée, tout à l’heure, dans la boutique d’un fleuriste, vint mettre fin brusquement, non sans grossièreté de ma part, à ce début d’échange. Je ne m’aventure dans ces établissements que pour les beaux yeux de Right Hon. A bien des égards, du reste, la boutique de fleur est le contraire de la ville. Non parce qu’elle serait un havre de nature - au contraire, elle surenchérit dans l’artifice : aucune végétation ordinaire ne pourrait pousser avec de tels contrastes. Comme la première cité venue, à leurs échelles plus modestes, ces magasins disposent d’un esprit propre, bien plus apparent, mais d’une architecture radicalement différente. Là où les rues composent un dégradé plus ou moins homogène, un style relativement continu, en d’autres termes discutent, rédigent un essai, le paysage des fleuristes, sauf quelques rares exceptions, ne fournit jamais qu’une encyclopédie, un dictionnaire, où un mot est à côté d’un autre par révérence à l’arbitraire de l’alphabet sauf qu’ici, ancolies, agapanthes et asters seront proches les unes des autres non en vertus de leurs initiales, mais de leurs couleurs.

Bien des fleuristes semblent considérer leur échoppe comme une espèce de havre druidique, dans lequel les clients s’astreignent à un silence respectueux. Du reste, le marchand lui-même, s’il peut se révéler terriblement bavard, s’exprime le plus souvent par murmures. Enfin, une ou plusieurs petites fontaines jettent un bruit de fond continu qui me semble aussi factice qu’un enregistrements des sons de la forêt. Je me tenais donc assez mal à l’aise, dans ce ramassis de bambous et des tulipes, à devoir, comme à chaque fois, avouer que je ne me souviens plus de cette étrange coutume sur le nombre souhaitable, pair ou impair, de fleurs qui composent un bouquet - et sans oser demander le nom de telle ou telle variété. Le choix d’un très banal bouquet de rose, sans doute, acheva de me discréditer aux yeux de la fleuriste; qui, selon le rituel, ne se déplaçait qu’à pas très lents, comme si elle portait une épaisse robe de cérémonie.

Mais si, dans le monde factice des fleuristes, je me prends à regretter l’authenticité urbaine, je ne suis pas insensible aux gestes brefs, presque saccadés et plein d’art d’un praticien accompli, capable d’assembler et surtout d’enrober un bouquet en quelques mouvements. En un sens, le contact du plastic, du papier kraft, ou de cette quelconque matière toute industrielle qui vient entourer les tiges est encore le moment le plus sincère, celui où toute la figuration du jardin d’Eden s’arrête enfin, offrant un changement de décor bienvenu. Un deuxième plaisir étrange, lorsque la boutique en propose, tient aux accessoires de jardinages, aux petites pelles, aux énormes sacs de terreau et aux sachets de graines. Moi qui serais incapable d’entretenir même une plante artificielle, j’ai l’imagination plus fertile que les mains, et ces simples objets me font plus rêver que les orchidées ou les bambous empilés derrière le comptoir. En fin de compte, je suis sorti avec à la main rien d’autre que mon bouquet impair, sous le sourire moqueur et bienveillant d’un voisin qui passait par là.

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