Ligne

Publié le 11.05.2015

Cher journal,

Les technologies incomplètes ou bancales conservent parfois un charme qui manque à leurs cadettes perfectionnées, précisément du fait de leurs défauts. Une des inventions les plus involontairement merveilleuse, à ce titre, doit être le numéro de téléphone. A l’heure des adresses électroniques et des noms de domaines, je dois m’avouer heureux de cette survivance; car cette trouvaille s’accompagnait d’une des meilleures conséquences inattendues au monde : le faux numéro. Même si, de nos jours, les répertoires informatiques en réduisent grandement les occurrences, ils se produisent encore, que ce soit la faute d’une erreur au moment de l’enregistrement ou peut-être plus souvent suite à la ruse d’une personne qui donne volontairement un numéro erronnée à un importun. Répondre à un faux numéro exige une certaine dextérité diplomatique; prendre une voix agacée ne sert à rien et démontre une certaine insensibilité. A l’inverse, un ton trop enjoué, trop amusé, risque de tourner en dérision la situation de notre interlocuteur, lequel doit peut-être traiter une affaire urgente ou grave.

Je constate par ailleurs que les caprices de la statistiques ne nous rendent pas égaux en la matière. Certains semblent de véritables aimants pour les appels mal aiguillés; j’en suis. Plus encore, maintenant que les téléphones ont remplacé les télégrammes et les petits billets, je reçois une abondante correspondance livrées par la diligence du Short Message Service, destinée à d’autres que moi. Les plus farceurs sautent sur ce genre d’occasion, et la tentation est si forte que je ne peux que l’excuser. Mais pour ma part, souffrant d’une phobie irraisonnée à l’idée qu’un message ne trouve pas son juste destinataire, je me contente généralement d’informer aussi vite et plaisamment que possible l’expéditeur. Cela donne des échanges extrêmement brefs mais d’une grande civilité. L’an dernier, j’ai par exemple reçu un long message dans une langue inconnue de moi, mais où l’abondance de o barrés indiquaient une probable origine scandinave. Je répondais en anglais pour expliquer la situation - et indiquer dans quel pays avait atterri la missive. Une minute après, un nouveau message me remerciait dans ma propre langue, pour ces informations et se finissait par un “salutations du Danemark !” des plus accueillants.

Et voilà qu’il y a quelques jours, un autre envoi, adressé à quelqu’un répondant au surnom de “Lubo”, me demandait quand je devais me rendre à Sofia. A nouveau, j’informais l’auteur de son erreur, et me désolait au passage de ne pas avoir le plaisir de visiter la Bulgarie prochainement. Malheureusement, la réponse fût une simple excuse, sobre mais plus sèche.

Aujourd’hui, enfin, les astres se sont alignés d’une façon singulière pour produire une erreur particulièrement réussie. Une bonne amie se passionne pour la cause des Ouïghours, depuis un passage assez long dans le Xinjiang. Son engouement, qui me reproche le plus souvent à mots couverts ma propre indifférence à ces tragédies, me laisse le plus souvent sans défense. Hier, un événement dont je tairais les détails entraîne la chute, tout à fait sans violence, de tel ou tel personnage public, qu’elle détestait en raison de ses prises de positions hostiles à toute action en faveur des minorités du Turkestan. Peu de temps après, mon téléphone fixe sonne. Une voix enregistrée m’indique que j’ai reçu un de ces messages écrits, mais puisqu’on l’a adressé à une ligne qui n’est pas faite pour les afficher, la voix recomposée par machine se propose de me le lire; j’accepte naturellement. Là encore, voici une technologie qui laisse encore beaucoup à désirer; la voix peine, prononce n’importe comment la plupart des mots, particulièrement les noms propres; mais enfin, le message se finit, sur une note un petit peu angoissante par ces mots, cette fois parfaitement articulés : “Les Ouïghours sont vengés”. Il m’a fallu une ou deux minutes avant de comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une revendication menaçante, mais simplement d’un message de mon amie, embrouillée entre mes différents numéros de téléphone, ravie de la déchéance d’un homme qu’elle détestait, transmis tant bien que mal.

Je ne sais pas si les Ouïghours sont vengés - si même une telle revanche est possible ou a un sens. Mais je crois presque sincèrement que le faux numéro est une tentative de la part du chaos de rééquilibrer le monde trop ordonné des chiffres. Si seulement on pouvait le dessiner d’une quelconque manière, j’en ferais le meuble unique de mon blason.

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