Profession

Publié le 09.06.2015

Cher journal,

Ce matin, en arrivant au bureau, je trouvais devant la porte d’entrée un collègue qui se droguait nonchalamment. La précision de ses gestes, tout son matériel accumulé et admirablement disposé devant lui, les mouvements si parfaitement automatique enfin qu’il accomplissait devant moi m’amenèrent à cette conclusion étrange: sa profession ne lui sert en réalité qu’à financer cette pratique. Son véritable métier, son expertise se loge dans la façon dont il consomme les stupéfiants; cette activité ne présentant aucune rémunération possible, nous ne la considérons pas comme une profession, lui le premier, mais c’est pourtant ce qu’il fait le mieux - en un mot, sa vocation. Tandis que je lui serrais la main et échangeait avec lui les banalités coutûmières, me rendant compte que cette réflexion devait pouvoir s’appliquer à tout le monde, je me suis penché sur mon propre cas.

Comme d’un siècle à l’autre j’ai assuré ma subsistance de façon très diverses, je ne considère jamais mon activité actuelle comme un aboutissement. Difficile de savoir, alors, ce que je fais le mieux, ce qui, dans le monde utopique où chacun assurerait sa subsistance par son talent véritable, serait mon gagne-pain. Je me suis d’abord fait le reproche de n’être qu’un touche-à-tout sans faculté de concentration. Puis, plusieurs propos me sont revenus, et j’ai fini par décider que ma vocation personnelle devait être l’imagination. A force de me le dire ainsi en moi-même, j’en acquis la rassurante certitude, songeant par exemple à un ou deux compliments que Right Hon. a pu me faire à ce sujet. Après tout, mon journal lui-même, n’est-il pas imaginaire ?

Mais, comme il est impoli de s’adonner à une longue introspection, surtout lorsque l’on fait semblant d’être au milieu d’une conversation, je me repris. Je profitais de ce que mon collègue rangeait son équipement dans une élégante petite trousse pour lui demander, plus sérieusement qu’à l’habitude, de me donner un peu de ses nouvelles. Comme il perçut, à l’inflexion différente de ma voix, la sincérité de ma question, il commença à m’expliquer ses soupçons envers sa compagne. Quelque jour auparavant, comme il se penchait vers elle pour l’embrasser, elle esquiva son geste avec art et, au lieu de la réponse tendre qu’il espérait, elle lui donna une brève tape dans le dos. Mon camarade employa dix bonnes minutes à interpréter ce comportement; son explication était si invraisemblable, supposait un mobile si absurde, si peu plausible, partait dans des hypothèses si byzantines, que je bus, fasciné, la moindre des paroles.

En revenant chez moi, je réfléchissais encore à ce collègue; à l’évidence, il commençait à perdre un peu la raison; d’un autre côté, je ne pus qu’admirer l’inventivité dont il faisait preuve; et m’y arrêtant plus avant, je me suis aperçu combien la plupart des gens m’impressionnent, très souvent, quand ils essaient de comprendre les gestes des autres; et combien moi-même dénué de cette curiosité psychologique, de cette faculté à soupçonner et surtout à spéculer librement je me contente des explications les plus simples, ou de me résoudre à rester ignorant. Toutes les extrapolations que j’entends, des uns et des autres, ne relèvent que rarement d’une finesse particulière; souvent, comme dans le cas de mon camarade, ce sont des hypothèses si peu plausibles qu’on ne saurait les prendre au sérieux.

Cette pensée m’a forcé à me résoudre à l’évidence : je n’ai pratiquement aucune imagination. Peut-être puis-je, à la rigueur, me figurer telle ou telle absurdité en rêvassant. Mais cette faculté ne suppose aucune qualité particulière, simplement un franchissement de la membrane qui nous sépare de la réalité; l’imagination véritable ne consiste pas à passer de l’autre côté de cette barrière, mais au contraire, à accomplir quelques allers-retours, à quitter les terres familières à la recherche de matière précieuse qu’on ramènera au pays, à la façon des raids des nortman quelques siècles auparavant.

Ainsi ce talent qui me tenait si chaud, ce matin, dont la découverte me rendait si heureux, je me l’ôtais moi-même en pensée ce soir - me retrouvant à nouveau sans véritable métier, et plein d’angoisse à cette pensée.

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