Coiffure
Publié le 16.06.2015
Cher journal,
Sauf à quelques occasion où la formalité s’impose, le hasard est mon coiffeur. Je n’ai jamais été capable de faire mieux que ce qu’il me propose les quelques fois où on m’a remis un peigne entre les mains, et j’en ai pris mon parti. De fait, nous avons un arrangement; en échange de la diligence de son service et de la variété de ses offres, je ne lui fais pas reproche de ce qu’il me propose. Ce matin, par exemple, me voyant devant le miroir, je ressemblais à un vendeur d’automobiles dans un vieux film américain, profession à laquelle on confie généralement des rôles peu flatteurs. Je suis trop impressionable, et, sans essayer de remédier à cette situation pourtant déplaisante, j’essayais cinq ou six fois de suite mon sourire le plus commercial. J’ai passé toute la journée dans cet état d’esprit, et il est heureux à vrai dire que je n’ai aucune voiture à vendre, sans quoi je l’aurais sûrement proposé, pour un prix défiant toute concurrence, à ceux que j’ai pu croiser.
Je ne me peins pas ici sous le meilleur jour, et donne l’impression de laisser à l’aléa la responsabilité de ma conduite du jour; mais le premier lecteur de nuages venu tiquerait à me lire et soulignerait que je me cherche des excuses. Car enfin c’est moi-même qui ait vu dans ma chevelure du matin l’image du concessionnaire de caricature, et sans doute mon humeur sous-jacente devait résonner étrangement avec cet archétype. Je ne peux que céder au moins un petit peu à ces justes arguments; mais ils font qu’aménuiser le rôle du hasard sans l’absoudre complètement. Sans doute, j’aurais pu choisir dans une gallerie que m’inspirait la coupe du jour, d’autres associations me venant à l’esprit. Mais le hasard en resterait l’architecte.
Il me semble que mon compromis avec le sort reste le plus raisonnable. D’aucuns, après tout, engagent leur fortune sur les ellipses de la bille d’une roulette. Et des plus rusés cherchent à rester au sec sous l’orage des coups de dès, à les prédire ou à trouver la position toujours gagnante. Pour ma part, je me sens incapable de l’emporter sur une force si invraisemblable. Aussi, je me contente de négocier; sur tant de point, je lui refuse tout, je veux tout prévoir, tout déterminer. Sur tout le reste, j’accepte à l’occasion de céder et m’accomoder - moi qui suis pourtant si difficile.
Je suis si férocément persuadé de mon libre-arbitre, quand on ne m’entretient de tout le jour que de mes déterminismes variés, que les quelques fois où je l’abandonne je veux encore que cela soit par mon propre souhait, et d’une façon gratuite, sans cause réelle. Alors parfois, quand j’abandonne toute souveraineté et que je décide de me fier vraiment à l’aléatoire, à ne pas tricher en escamotant son résultat, je me demande si je ne suis pas en train de miser tout mon être; et à ces rares occasions, lorsque je décide de ne rien décider, il me semble avoir frôlé des doigts les canines d’une bête sauvage et invisible, qui me regarde et s’apprête à me dévorer. Que vaut, alors, le sacrifice d’une poignée de cheveux, si cela suffit à la tenir à l’écart ? Mais là encore, il me faudrait un regard plus lucide, et admettre que l’animal me dérobe probablement bien plus que cela.