Égarement

Publié le 19.06.2015

Cher journal,

On pourrait croire que je ne dispose d’aucun sens de l’orientation, mais on passerait à côté d’une vérité plus importante : j’aime beaucoup être perdu. Lorsque je ne retrouve pas mon chemin, sauf à quelques rares occasions où je crains de me retrouver en retard à cause de cela, j’ai le sentiment d’avoir cassé la serrure d’une cellule de prison. Les règles ne s’appliquent plus, et je ne cherche du reste pas à retrouver la bonne direction par des moyens rationnels. Bien au contraire, j’espère bien profiter autant que possible de la situation, et j’entre dans le premier immeuble venu, espérant une double entrée qui me permettra de traverser la ville de façon oblique et faire mentir les plans qui ne voudraient nous laisser comme option que le tracé des rues.

Me perdre en pleine forêt ou au beau milieu d’un paysage inhospitalier, au beau milieu de la nuit, ne me procurerait bien sûr pas le même plaisir; par le passé, une telle infortune m’aurait sans doute plongé dans le désespoir. Sans doute aussi parce que, plongé en pleine nature, les règles qui nous indiquent, comme à chaque figurine du jeu d’échec, de quelle façon nous sommes censés nous déplacer semblent ne pas exister, sont moins évidentes ou nous échappent inexorablement.

De telle sorte que quand j’examine ma conduite avec autant de lucidité que je m’en sens capable, je me rends compte qu’il m’arrive le plus souvent de me perdre volontairement, non sans m’avoir menti à moi-même en premier lieu bien sûr; et je tiens pour certain que tous ceux là que nous connaissons, qui suggèrent en permanence de “prendre un raccourci” en pointant du doigt telle ou telle rue de biais, sont du même parti. Il n’entre aucune paresse dans leur mauvais conseil. Mais les usages sont des choses curieuses, et nous prendrions probablement pour un excentrique, voire un grossier personnage, celui qui proposerait tout de go “Et si nous nous perdions ?”.

Bien sûr, ce n’est jamais qu’un cheap thrill qui, vu d’un oeil un peu tragique, en dit long sur l’ennui de l’existence quotidienne et les ruses qu’il nous faut déployer pour le tromper à l’occasion. Mais sans ignorer cette juste critique, lorsque je m’aperçois que je ne suis pas dans la rue où je pensais déboucher, j’entends mon esprit s’éveiller et accaparer mes yeux pour les poser sur tout ce qu’ils peuvent examiner, plein d’espoir. Souvent, je décide, un peu au hasard, de tenter une direction qui me paraît offrir une chance de me perdre un peu plus; mais alors, lorsque malgré tout je retombe exactement sur ma destination ou sur le bon chemin, l’infime sentiment de satisfaction qu’on éprouve bien naturellement devant un hasard heureux ne pèse pas grand chose au regard de l’explorateur déçu qui, tristement, relâche les commandes, et retourne dans son grenier, et laisse mes jambes reprendre leur course automatique.

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