Alchimie

Publié le 20.07.2015

Cher journal,

Zotime et moi-même, nous faisions la cour à Myriam, qui, délicatement, prit prétexte de ce que nous étions des gentils pour repousser nos avances. La rumeur, probablement née dans une coupe de vin, lui prêtait le don de transformer les métaux, et nous nous échauffâmes l’un l’autre en imaginant que le premier de nous deux qui bousculerait le plomb au point d’en faire une matière plus noble, gagnerait le coeur de la femme. J’abandonnais assez vite la partie, parce j’avais l’impression de passer ma vie dans les cuisines. L’acharnement de mon ami ne lui valut rien, Myriam disparut, et nous en vînmes à nous demander si elle même ne provenait pas de notre imagination. Mais Zotime devint fou et persista.

Quelques siècles plus tard, découvrant que ses rouleaux de papiers circulaient encore, et que toute une matière en débordait à présent, je fus à nouveau pris de la fièvre alchimique. Et je rechutais à de nombreuses reprises, à peu près jusqu’à ma tardive conversion à une autre religion. Par la suite, devenu intolérable comme tous les prosélytes, je tentais en vain de dissuader les autres de s’enfoncer dans cette voie sans issue. Un matin, je vins frapper à la porte du laboratoire de Monsieur Newton pour le supplier de ne pas perdre son temps à lire le Theatrum Chemicum. J’avoue, honteux, que je tentais bêtement de racheter ce que je percevais comme une faute. Des décennies auparavant, j’avais moi-même levé les caractères de parties entières de ce texte sur une casse; ma brève occupation de typographe tenait autant à une nécessité alimentaire qu’au plaisir que je pouvais prendre à manipuler le plomb mêlé d’antimoine dont on tirait alors les caractères d’imprimerie, à mes yeux un signe clair que la presse et l’alchimie s’unissaient par une de ces sympathies mystérieuses que le goût du moment amenait à distinguer un peu partout. Newton me traîta de cartésien avec mépris et me mit à la porte sans ménagement. Un an plus tard, comme nous dînions ensemble dans son collège, j’eus une longue conversation théologique avec lui, bien plus civile que la précédente, mais aussi peu fertile. Après coup, je me dis que j’aurais mieux fait de le laisser tranquille.

Cette longue crise d’hermétisme m’amène à un triste constat; le drame de ma longévité tient à ce qu’elle prolonge mes erreurs sur plusieurs siècles. Il m’arrive d’espérer que la mortalité m’aurait vacciné, que devenu vieux plus jeune, si j’ose dire, j’aurais renoncé plus tôt à bien des bêtises - mais je n’y crois guère. Je me console en me disant que je ne suis pas le seul à être stupide. Aujourd’hui la partie matérialiste des rêves de l’alchimie ne tient plus de l’illusion puisque la science y pourvoierait presque; mais sa part de gnose, elle-même transmutée par l’âge, vient remplir les volumes de développement personnel - et même parfois des autres.

Lorsque s’exerçait sur moi l’hypnose des athanors, des cornues et des alambics, je ne voyais plus le monde que comme ces gravures italiennes où des coursives, des escaliers, des passages traversent des bâtiments de long en large, au détriment de toute ergonomie architecturale. Un brin d’herbe et la toise d’un immeuble ne différaient pas, puisqu’une balance en bon équilibre, un creuset manié avec science et une vigoureuse dose de patience les rendaient à leur équivalence naturelle. De même pour les humeurs, les idées, les mots, les arts, et, versons le tout, les personnes.

Aujourd’hui, tout me paraît fluctuant mais de façon isolée; les choses se transforment sans se rejoindre; je n’ose plus croire à la moindre équation. Qu’on ne se figure pas que je trouve le monde moins beau, bien au contraire. Et sans doute, je me suis résolu à le regarder de façon superficielle - pire, j’abandonne la foi en la quintessence quand la physique se trouve à même d’en formuler enfin une théorie moins fantasmagorique que celle des hermétistes. Aussi, cher journal, ne crois pas que je prétende à de la sagesse, ni du reste à une esthétique. Si l’alchimie m’apparaît désormais une fumisterie, je ne peux de toute façon me déprendre de rêver de métamorphoses, au moins pour moi-même - pour devenir la chose aimable que je voulais être aux yeux de Myriam. Je pourrais me distiller moi-même des années sans parvenir à extraire de moi mes plus vieux songes.

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