Castelet

Publié le 30.07.2015

Cher journal,

Mon déjeuner de ce jour fût gâché par un concert de diatribes de la part des convives à l’endroit d’un politicien. Je me trouvais extrêmement gêné pendant ces réquisitoires. Par hasard, j’ai un peu fréquenté l’objet de ces détestations. J’exagérerais en disant que nous sommes amis, mais lorsqu’on a rencontré une personne qu’on ne connaissait que par la rumeur du monde, elle ne se réduit plus à une simple silhouette, mais prend soudainement vie dans notre esprit, et l’entendre violemment attaquée donne l’impression étrange que l’image mentale que nous en avons, sous le charme d’une magie sympathique, est devenue l’une de ces poupées par lesquelles on accusait les sorcières de frapper à distance leurs victimes. L’unanimité des critiques m’ôta le courage de prendre la défense, même relative, de l’accusé et je m’en fais depuis lors le reproche.

Lors de ma première rencontre avec ce personnage, à une surprise parties, rien ne m’étonna plus que l’extraordinaire souplesse de son corps. Il venait à peine de traverser la pièce par des enjambées si longues qu’on aurait pu croire qu’il ne se déplaçait que par grands-écarts successifs. A un bon mètre de moi, il se pencha légèrement et, étirant son bras, me le tendit de loin. Je fus d’abord un peu agacé par ces manières qui me parurent une ruse pour me tenir à distance, le sourire de circonstance qui l’accompagnait n’améliorant pas mon impression. Mais immédiatement après, comme s’il suivait un pas de danse exigeant des tressaillement réguliers, il pivota successivement sur lui-même, et arrosa généreusement de poignées de mains toute sa périphérie. Puis à nouveau, bondissant, vint se planter dans le centre judicieusement choisi d’une autre circonférence et recommença le même manège. Quand enfin il put se détendre, ayant salué dignement toute l’assemblée, il ralentit son rythme, glissant de groupes en groupes pour se faufiler dans toutes les conversations; il ne disait presque rien, et travaillait à la perfection la mine de celui qui écoute attentivement. Je consacrais la soirée à l’observer, et comme il ne s’immobilisait jamais plus de quelques secondes, je me trouvais épuisé à sa place.

Quelques semaines plus tard, je tombais à nouveau sur lui, dans le hall d’un hôtel. En le voyant entouré de ses conseillers et de ses courtisans, étiré de toute part, bougeant la tête comme un oiseau pour donner l’oreille à tous, je compris pourquoi on compare si souvent les politiques à des marionnettes, sinon à des pantins; les plus énergiques d’entre eux ont souvent les même mouvements saccadés, et ils semblent tellement reposer sur l’action de cette cour qui ne les quitte jamais tout à fait qu’on les imagine tout naturellement liés à des fils que tirent judicieusement l’équipe qui les accompagne. Mais j’en ai vu bien d’autres, très différent, qui tenaient plus du totem ou de la proue, qui restaient immobiles et calmes, insensibles, et peut-être un peu écoeuré à vrai dire, face à l’agitation qui les entoure.

Comme je passais à côté de lui, il s’assouplit à nouveau, et, dans un entortillement inconcevable de tout le haut du corps pour se rapprocher sans se mouvoir, vint me tapoter l’épaule. “Tiens, mais n’étiez-vous pas chez les L*** l’autre jour ?”. Malheureusement, il se souvenait aussi des propos assez virulents que j’avais prononcé à cette occasion et contre lui. Mais il m’indiqua avoir longuement réfléchi à mes reproches d’alors et m’affirma que mes objections sur certaines de ses mesures méritaient plus d’attention de sa part. Il s’engagea à prendre en considération ces commentaires dans les jours prochains. Je le revis de nombreuses fois par la suite, et il abordait toujours à ce même sujet; il m’exposait chaque fois la ligne de conduite qu’il s’efforçait de suivre, mais prenait surtout beaucoup de temps pour souligner tout les inconvénients de mes propositions, et plus encore les obstacles que rencontreraient leur mise en oeuvre.

On fait souvent reproches aux politiciens de leurs mensonges; je ne serais pas conforme à ma propre ligne de conduite en les dénonçant. Au contraire, leurs mensonges me paraissent ce qui leur donne le plus de charme, une inventivité toute botanique. Ceux qui l’aiment et le soutiennent, l’aiment et le soutiennent aussi pour ses omissions et ses traîtrises. Et ceux que l’on abhorrent, c’est bien souvent en blâmant leur manque de sincérité, mais parce qu’en réalité les ruses qu’ils ont employé ne sont pas celles que nous aurions voulu entendre. Vilain jeu que celui-là, qui nous condamne à choisir entre les mensonges plutôt que de les aimer tous.

En fin de compte, tout le mal que j’ai pu entendre sur ce personnage se trouvait malgré tout justifié. Et c’est bien sûr le temps qu’il me consacra, son attention, et ses efforts désarmants pour me maintenir dans l’illusion que j’avais apprécié chez lui, autant du reste que son avalanche de compliments à mon endroit. Un de ses collègues, quelques siècles auparavant, m’avait confié cette juste maxime qui doit sans doute se transmettre dans la profession : “Il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir de la flatterie”.

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