Trottoir

Publié le 25.08.2015

Cher journal,

L’herbe vengeresse réclamait sa place au trottoir et l’envahissait sur toute sa longueur. Mais ne pouvant faire pousser que quelques touffes couleur lila par intervalles plus ou moins régulier, elle donnait l’impression d’un cimetière en miniature, envahi par les couronnes funéraires. J’avançais à pas respectueux, contemplant du coin de l’oeil ce phénomène. Puis, quelques mètres plus loin, le cadavre d’un mulot égaré en pleine ville donnait sa touche finale à ce tableau curieusement sinistre. Je levais la tête, juste à temps pour éviter des poussettes qui roulaient à toute allure, suivant le dénivelé qui mène aux nurseries en aval. Pour les esquiver, je dus faire un pas de côté et heurtais un parcmètre puritain et censeur, qui clignota vivement pour protester de cette agression et signaler aux braves gens qu’on l’attaquait. Je pris la fuite, jusqu’à tomber sur une de ces rues condamnée aux travaux, qui les jours de relâche, sont complètement vides et forment un abri idéal.

Là, trois enfants jouaient au ballon. Je les fis fuir en faisant des grimaces, pour leur voler le soleil et m’asseoir tranquillement. Mais ils revinrent accompagnés des fantômes de leurs ancêtres, agitant des pilums et des contraventions, ce qui me valut de détaler à nouveau. En désespoir de cause, je trouvais refuge dans un boulevard de ma connaissance, qui avait tout pour devenir une grosse artère de capitale, mais ressemble plutôt à une route de province, où un bolide passe de temps à autres, mais qui ne sera jamais aussi peuplé que ses rivaux. Au milieu sont plantés des arbres qui pourraient lui donner l’air d’une promenade, mais parce qu’ils n’ont pas l’envergure de la tâche, achèvent de le défigurer. Un groupe de slaves buvait des bières, psalmodiant dans leur langues pleine de sons hydrauliques.

J’envisageais de les imiter et de me trouver un banc tranquille quand j’entendis au loin le vacarme produit par une armée de sabots, suivi d’un nuage de poussière, perdu au milieu de celui des pots d’échappement. Une tribu de taureaux, que des farceurs ou des imprudents avaient lâché dans les rues, se rua sans respect pour les passages cloutés, et vint encorner les passants les moins lestes. Au début du siècle, un vieux maître très généreux m’avait offert quelques cours de tauromachie - oh, comme je regrettais, sur le moment, mon refus d’alors. Apprendre sur le tas comment on affronte ces animaux lorsqu’une furieuse centaine se précipitait dans ma direction ne me parut pas la meilleure conduite. L’un d’entre eux paraissant aussi paniqué que moi-même, j’agripais une poignée de ses poils et me laissait emporter. D’abord, ce fut une course des plus désagréables et raclée contre le goudron impitoyable de la rue, mais à force de m’accrocher et de grimper, j’en vins à trouver un équilibre sur le dos de l’animal, qui se résolu à mon équipage et cessa de se cabrer à tout propos. Ses camarades passaient tout surpris à ses côtés, mais haussaient bien vite les épaules et se dispersèrent un peu partout, suivis bientôt par les voitures de police.

J’indiquais à ma monture le chemin de ma maison. Celle-ci me laissa au pied de mon immeuble et m’y déposa avec la plus exquise politesse. Je la saluais de la main. Ce ne fût que quand il avait disparu au coin de la rue que je m’aperçus que, dans tous les soubresauts de l’animal, tout le contenu de mes poches s’était répandu le long du trajet. Mes clefs, mon portefeuille, quelques aimant que je porte toujours sur moi, tout manquait. Je fis le trajet à l’envers et à pied pour le retrouver, fouillant le caniveau, m’attirant des regards hostiles. Enfin, je retrouvais l’essentiel, ce en quoi je fus plus heureux que quelques années auparavant, car le prédecesseur de mon portefeuille actuel, s’il a suivi le cours que lui prête mon imagination, séjourne aujourd’hui au fond de la mer du Nord.

Je l’ai perdu dans la Cam, lors d’une promenade nocturne à bicyclette. Nous avions traversé les rues néo-gothiques et atteint les parcs, roulé sur les pelouses les plus défendues, et finit par rouler le long du fleuve. Je me souviens que toute l’amertume déposée en moi comme une lie lors des mois précédents disparut lors de cette course. Je ne découvris la perte de tout mon équipement qu’une heure plus tard. Le demi-tour ne nous permit pas de le retrouver. On dit bêtement que tout bon temps, tout bonheur se paye; je n’y crois pas, mais en admettant un instant cette sottise toute sulpicienne, le tarif d’alors me paraît bien dérisoire.

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