Bavardage

Publié le 20.08.2015

Cher journal,

Je crois te l’avoir confié, ou tu l’auras deviné car je ne doute pas de ta perspicacité, je suis d’un naturel bavard. Hier fût à ce titre un supplice car, par le jeu des circonstances, je me suis trouvé à deux reprises, vers les midi et les vingt heures, en compagnie de personnages terriblement silencieux. D’une maison l’autre, selon les décrets arbitraires des veines secrètes qui ont jaillies ces dernières années sous nos pieds, un ordinateur ou un téléphone peuvent recevoir les dernières nouvelles par un jet prodigieux et continu ou par petits à-coups pénibles. Nous devrions prendre cette grande et mystérieuse inégalité comme un fait naturel, puisqu’il en va de même de nos pareils; certains, comme moi-même, sont emportés par le flot de leur propre paroles, et sont inarrêtables une fois sur leur élan. D’autres, à l’inverse, semblent procéder à une longue et précautionneuse distillation, et peinent à sortir seulement trois mots.

On pourrait croire qu’assortir un esprit loquace à un autre plus économe de mots satisfait les deux parties, mais il n’en est rien. Les bavards, bien sûr, se privent mutuellement de leur plaisirs; les silencieux, côte à côte, font penser à une expérience de chimie ratée, ou le réactif n’a pas pris, et la transformation espérée n’opère pas. Mais, si on tente un appariement audacieux de l’un et de l’autre, l’une des parties s’altère et devient une parodie de l’autre. Ainsi j’ai vu bien des silencieux tenter d’être volubile, et donner l’impression d’acteurs à qui on a donné un rôle pour lesquels ils ne sont pas destinés; et moi-même, en présence de mes deux compères de la veille, je restais longtemps immobile et muet, le regard fuyant l’autre, gêné à vrai dire parce qu’en lieu et place des platitudes usuelles sortant de ma bouche, je devais m’affairer à calmer un soliloque intérieur débordant.

Mais peut-être ne suis-je pas fait pour la conversation. Quand j’ai vu croître cet art si fin, j’ai cherché bien sûr apprendre à le maîtriser. J’en cherchais le secret auprès de plusieurs maîtres. Il faut avant tout, me dirent les uns, mettre votre vis-à-vis en valeur. Je m’y employais, mais avec peine et sans doute trop de narcissisme pour y parvenir vraiment. D’autres affirmaient qu’on ne devait jamais aborder tel ou tel sujet; j’exclus la politique, l’argent, la religion, la vie sentimentale et sexuelle, les dilemmes philosophiques. Finalement, un de mes professeurs me fit froidement la remarque que je devais me trouver d’autres occupations; chacun son talent, inutile de chercher à les avoir tous.

Comme pour la majeure partie des activités qui demandent plus d’art que de technique, à force de ne plus y penser, j’ai pu reprendre, de temps à autre des conversations. Hélas, comme on avait placé dans mon ciel un astre nouveau, je m’y référais de temps à autre, j’en cherchais la projection sur le sol, et je mesurais la distance entre mes piteux essais et le lointain idéal, mirage émané de mes lectures de Castiglione. De temps à autres, je rechute et je sens qu’un dialogue est un échec. Ce constat me vide de toute énergie et m’ôte pour quelques temps les réserves d’optimisme que je m’efforce chaque jour de constituer avec patience. Combien de fois me suis-je fait, par avance, un plaisir de rencontrer telle ou telle personne que je ne connaissais que de loin, par ses écrits ou le bruit qu’on m’en avait fait, me suis-je rendu impatient dans un café après avoir obtenu un rendez-vous, préfigurant avec hâte la rencontre, pour en ressortir terriblement déçu, persuadé que nous ne nous étions au fond rien dit ou que j’ai dû paraître terriblement antipathique - ou encore, que je me suis fait des illusions sur une personne que j’admirais sans la connaître vraiment, ou que je n’ai pas su, faute de savoir converser vraiment, voir mon interlocuteur sous le jour le plus flatteur pour lui. Mais encore, on peut se remettre de déceptions occasionnelles concernant, au fond, des gens qui nous sont en fin de compte si distants. Malheureusement, de telles expériences se produisent aussi avec les personnes qui nous sont les plus chères et les plus proches; sans doute toi-même, cher journal, par moment, dois-tu être assommé, et d’autres fois en t’écrivant j’ai du le faire par devoir et sans conviction ni substance, et j’ai profané nos entretiens.

Parfois à force de désillusions je crains devenir moi-même un de ces esprits silencieux qui me font si peur. Je compte mes propres moments de mutismes, et j’en vois avec inquiétude leur nombre augmenter. Le bonheur veut que de temps à autre, on me fait gentiment remarquer combien je suis bavard; telle Right Hon., qui après quelques jours d’absence, fait toujours le même sourire une heure après nos retrouvaille, au moment où elle redécouvre à quel point j’adore parler, et ne manque jamais de me faire cette observation de vive voix et sous une forme rigoureusement diplomatique. Je n’ose pas lui dire à quel point je suis soulagé.

Entrée suivante Entrée précédente